Thèmes developpés:
-
Maniements psychanalytiques possibles des mécanismes psychotiques dans le transfert;
-
place de l'angoisse chez le psychosé.
(pour obtenir la version pdf avec les schémas qui ne s'affichent pas ici, envoyer un mail à l'adresse: nicojanel@gmail.com)
Nicolas JANEL
Je vais partir de l’idée, souvent rappelée par Jean-Richard Freymann, d’une clinique psychanalytique qui a à faire, pour un même individu, à différents mécanismes. L’idée n’est pas la même qu’en psychiatrie où l’on pose le diagnostic de psychose qui devient une maladie à éradiquer. Ce n’est pas non plus l’idée, qu’après la forclusion du Nom-du-Père, toute la structure de la chaîne signifiante est désarrimée, ce qui aurait pour conséquence une « psychose complète », si l’on peut dire, ce qui ne correspond pas à la pratique où les patients parlent quand même.
Je partirais donc plutôt de l’idée qu’on est tous porteurs de tous les mécanismes, mais avec des prédominances, c’est-à-dire avec quand même un « fond de base » majoritaire, soit névrotique, soit pervers, soit psychotique, sans qu’il y ait d’hermétisme.
Cette approche a au moins le mérite de ne pas enfermer l’être humain dans un discours qui ne serait pas le sien, dans des « alvéoles nosologiques », pour reprendre l’expression d’Israël.
Ceci a des répercussions immédiates dans la pratique. Ca permet d’avoir une approche qui permet à la parole de fonctionner comme parole. Ca la remet en circulation, ça permet de faire un pari sur une possibilité de lien et une possibilité d’échange avec quelqu’un qui est justement en carence de ce côté-là. On constate que rien qu’avec ça, les effets thérapeutiques suivent assez rapidement ! Mais alors, comment peut-on comprendre que, de manière générale, parler ça soigne ?
On retrouve un éclairage possible, à partir de ce qu’avance Pommier dans son livre D’une logique de la psychose1, notamment concernant les phénomènes de jugement d’attribution et jugement d’existence; et les phénomènes d’aliénation et de séparation. En le résumant, avec le jugement d’attribution il y aurait une accroche, un hameçonnage, entre les manifestations corporelles de l’enfant, et les signifiants du grand-Autre, la mère, pour faire simple.
C’est l’exemple du cri, qui lorsqu’il est émis en tant que « sensation » est interprété par l’Autre comme une demande. Il est attribué par là un sens au cri, qui ressort comme « signe du langage ».
Avec ce jugement d’attribution, il vient se cristalliser un espace de compréhension mutuelle ; mais surtout, ce qui nous intéresse, il s’établit un espace « d’indistinction mutuelle ».
Au cours de cet « hameçonnage », l’existence de ce qui est attribué, sorte de germe de parlêtre, ne peut encore pas se distinguer comme séparé. Ce qui diffuse dans un tel espace d’indistinction mutuelle, c’est le phénomène d’aliénation, aliénation comme le résultat d’une prise dans une signification qui aurait été d’abord là.
A partir de ce premier phénomène d’attribution, l’existence d’un sujet est problématique. En effet, il est alors aliéné aux champs d’un Autre, dont n’importe quelle signification dépend. A partir de là se pose la question des conditions d'existence qui vont pouvoir être envisagées.
Soit un tel sujet peut dénier les signifiants qui l’aliènent, mais en même temps, il supprime alors toutes ses propres possibilités d’existence symbolique, c’est ce qu’on peut rattacher au négativisme psychotique, soit un tel sujet peut simplement dénier l’origine des signifiants qui l’aliènent, tout en s’en servant. Cela rappelle une phrase de Lacan concernant les Noms-du-Père, je cite « les Noms-du-Père, on peut s’en passer, à condition de s’en servir ». Cette dénégation sur l’origine des signifiants permet au sujet d’en disposer, comme prêt à l’usage, comme, je cite Pommier : « comme matériel de contrebande spécial que constitue la langue, d’être à la fois dans le domaine de l’Autre, et d’un usage privé ». Dans ce cas, les signifiants sont à la fois dans le champ de l’aliénation et dans celui de la séparation. Et dans ce cas, ce qui a été attribué, demeure dans sa pleine efficacité, sous condition que la marque d’origine, c’est-à-dire le désir de l’Autre, puisse être dénié. Ce qui permet l’existence.
Mais attention, il est important de bien relever que les possibilités de dénégation que je viens d’exposer ne dépendent pas du « vouloir » d’un sujet, sujet qui n’est d’ailleurs que l’effet de leur mise en place, mais que cela dépend plutôt de la métaphore du manque, dans l’Autre.
Ça veut dire quoi ? Si on reprend l’exemple du cri, soit une signification lui est attribuée de manière massive et sans équivoque, ce qui ne permettra aucun processus de séparation, soit l’attribution reste trouée et permettra l’existence du sujet par le processus de séparation. Il sera licite pour le sujet de dénier l’origine des signifiants attribués puisqu’il sera avoué avec eux-mêmes qu’ils ne sont peut-être pas ce qu’ils prétendent.
Alors, en reprenant mon exemple du cri, si le sein est la réponse au cri, mais réponse inconsciente seulement supposée, c’est-à-dire qu’il y a la place dans l’inconscient de la mère, pour que peut-être ça ne soit pas le sein qui est demandé. Alors cet espace d’incertitude, qui renvoie à la place du manque, autorisera le sujet à se dégager de la pure signification dans laquelle il serait sinon pris, aliéné.
C’est donc avec la métaphore du manque dans l’Autre, que s’articule la métaphore paternelle. Puisque l’interprétation adultomorphique du cri, cri qui est pris comme une demande par la mère en écho à son désir, sera marquée ou non par la place du manque. A sera barré ou ne le sera pas, division subjective il y aura ou pas, et j’ajoute plus ou moins, suivant l’idée qu’on est tous porteurs de tous les mécanismes.
La Division subjective, c’est justement ce que développe Lacan, dans son Séminaire sur l’Angoisse. Je reprends le schéma de la division subjective ci-dessous en y faisant correspondre , avec l'utilisation de la bande de mobius, les notions d’Aliénation et de Séparation, que Lacan théorise plus tard, lors du Séminaire 11:
(schéma à demander à l'adresse: nicojanel@gmail.com)
Avec :
- A : le grand Autre, la mère pour faire simple, encore non barré ; c’est-à-dire sans métaphore du manque dans l’Autre, sans qu’il y soit articulée la métaphore paternelle, sans qu’il y ait de place pour le manque
- S : le sujet mythique, celui qui n’a jamais été, qu’on peut rattacher au Sujet de la jouissance
- $ : le sujet désirant, barré par la métaphore paternelle, le sujet marqué par le manque, dont l’objet a est cause de son désir.
- a : l’objet a, qui apparaît comme un reste, mais qui est surtout cause du désir, puisque c’est à partir du fait qu’il manque, que le sujet est désirant.
Avec le schéma de la division subjective ( partie gauche), on voit que S est barré ou ne l’est pas. Avec les notions d'Aliénation / Séparation, on peut plutôt représenter les choses de manière moebienne:
(schéma à demander à l'adresse: nicojanel@gmail.com)
C’est-à-dire que les deux dimensions sont présentes en même temps. On est dehors tout en étant dedans, et inversement. Quand cela n’est pas moebien, c’est plus problématique:
(schéma à demander à l'adresse: nicojanel@gmail.com)
Bref, si je reprends mon schéma:
(schéma à demander à l'adresse: nicojanel@gmail.com)
Vous voyez que pour qu’un sujet puisse être désirant, c’est-à-dire qu’il soit $, il faut qu’un objet cause de son désir puisse lui manquer. C’est l’objet a, qui chute, qui manque. Que cet objet vienne à ne pas manquer et nous nous trouvons précipités comme sujet, dans une situation d’inquiétante étrangeté (unheimlich) qui nous plonge ensuite dans l’angoisse.
C’est comme s’il y avait une « mise à mal » du sujet, qui risque de ne plus être, qui risque de retourner dans un état d’inexistence. On s’y voit avant d’avoir été, dans le « ne pas être là », on se retrouve confronté à « n’être pas du tout », à être dans « l’inexistante existence2 » du réel pur. C’est ici même que se trouve la position structurale de l’angoisse. L’angoisse apparaît comme un affect qui fait signal, signal par rapport à cette mise en danger du sujet désirant.
Comme dit, cela se produit quand l’objet a vient à ne plus manquer, c’est « la proximité du a » si on peut dire, qui déclenche l’angoisse. Il s’agit de situations où l’on se retrouve en prise avec la jouissance de l’Autre, comme si Ⱥ voulait nous récupérer pour perdre sa barre (A) ; ce qui correspondrait à sa jouissance. Comme si on était nous-mêmes l’objet qui manque au grand-Autre.
En parlant de la jouissance de l’Autre, cela implique par antériorité logique, la question du désir de cet Autre (Ⱥ), désir de l’Autre qui implique la jouissance qu’il vise3. C’est justement là que Lacan situe l’angoisse : à la sensation du désir de l’Autre par le sujet (Séminaire sur l’identification, 04/04/1982), Autre qui nous laisserait dépendant de lui (Aliénation) hors symbolisation, sans aucun mot.
Voilà comment le schéma de la division subjective nous permet de comprendre la position structurale de l’angoisse et sa fonction de signal, signal d’un manque du manque donc.
Ce qu’apporte Lacan, c’est qu’il ne s’agit pas d’une angoisse de castration, mais d’une angoisse de non castration si on peut dire. D’où le lien de relation entre le complexe de castration et l’angoisse, c’est-à-dire : entre le plus ou moins de névrose et l’angoisse ; entre le plus ou moins de psychose et l’angoisse.
Cela serait à discuter, mais on pourrait proposer l'idée que moins le complexe de castration est permis, plus il y a de l’angoisse, moins le complexe de castration est permis, plus il y a de la psychose. Donc plus il y a de la psychose et d’accès à la jouissance, plus il y a de l’angoisse.
Jean-Marie Jadin4 remarque que l'on retrouve cela illustré chez Freud dans « Inhibition, symptôme, angoisse » de 1926 : Freud y montre la teneur de réalité que prend une menace chez un individu à partir du moment de sa vie lors duquel, enfant, il désobéit réellement à son père. La menace semble se maintenir ensuite, dans une réactualisation continuelle, sans que l’individu le sente, jusqu’à l’âge adulte.
C’est ce qu’un analysant peut également produire, dans un transfert angoissé, en présentant son entêtement inconscient, à tenter de satisfaire son complexe d’Œdipe, c’est-à-dire de jouir ! Mais sous le masque d’une angoisse à laquelle il ne comprend rien et qui l’anéantit. Cette angoisse est comme une ombre post-traumatique d’une menace de castration réelle dont il ne veut pas tenir compte. L’angoisse apparaît donc davantage comme une menace de noncastration !
C’est parce qu’il n’a pas, ou n’a pas pu, intégré la castration comme un interdit auquel il consent d’obéir, qu’il espère encore parvenir à la jouissance, comme s’il guettait « une mollesse du castrateur5 », castrateur qui ne cesse d’apparaître, du coup, comme imminent, du fait de l’inefficacité de son action.
L’interdit n’est pas obsolète pour l’angoissé, mais sans cesse actuel et contingent. Le danger n’est plus placé en un temps originaire, mais dans un temps présent pérenne, dans un temps qui ne passe pas. Ce qui est craint surtout, c’est donc la jouissance, jouissance qui donne, avec son caractère d’impériosité, son caractère d’imminence à l’angoisse. L’angoisse apparaît au bord de la jouissance, qui est jouissance de l’Autre (grand A).
Vous voyez que pour le sujet, c’est compliqué, c’est du deux en un, si on peut dire, puisqu’en même temps, l’Autre secoure le sujet dans le sens où il représente le lieu même de sa constitution ( pas de $ sans Ⱥ), et en même temps, l’Autre est diabolique, car il veut jouir du sujet tel un incube, jusqu’au risque d’effacer sa barre de division subjective, et donc, lui-même, le sujet, en tant que désirant.
On peut en conclure que l’angoisse a comme effet une certaine protection de l’existence pour le sujet. On comprend avec ceci, qu’allant dans le même sens, un des objectifs de la cure n’est pas forcément d’effacer l’angoisse.
Si l’on veut favoriser l’existence d’un sujet, il s’agit plutôt de lui permettre de s’extirper de la jouissance et de rejoindre la névrose, justement par la « brettelle de raccordement6 » de l’angoisse.
Ainsi, l’être de jouissance accède à la mise en forme d’un manque par un changement de logique : passage d'une logique où la limite était toujours plus reculée, à une logique où la limite se borne sur un objet que le sujet supporte de manquer : l’objet a (« ex nihilo de la Chose qui n’a jamais existé » ; lieu du plus de jouir, source de l’angoisse, et cause du désir). Par ailleurs, hors de la cure psychanalytique, on peut signaler à ce titre que la conversion de la jouissance en angoisse se produit souvent lorsqu’un mur dans la réalité – « le gendarme sous toutes ses formes7 » - est transmuté en loi symbolique. Comme si la privation imposée dans la réalité était symboligène de castration.
Pour synthétiser un peu les choses, avec ce que je viens de dire, vous comprenez :
- Moins le complexe de castration est permis, plus il y a de jouissance et de psychose, plus il y a de l’angoisse.
Il y aurait donc une proportionnalité entre le « taux de psychose » si on peut dire, et l’angoisse : plus ou moins on serait psychosé, plus ou moins on serait angoissé.
Mais ça n’est pas si simple, car cela serait sans compter sur la dimension de l’imaginaire, de la spécularité.
Si vous voulez, on n’est pas des « sujets à nu », on est « habillé » de notre spécularité, de notre narcissisme, de l’image de notre corps, de notre moi, c’est-à-dire de toute la dimension imaginaire qui « tamponne » notre relation au monde.
Lacan l’illustre au moyen du schéma optique de Bouasse (Séminaire X, p. 49-53)
(schéma à demander à l'adresse: nicojanel@gmail.com)
On y retrouve cette idée de la place d’un manque, cette fois-ci dans le champ spéculaire : avec un certain angle de vue, quelque chose d’une image réelle du corps i (a) créée par un miroir courbe n’est pas spécularisable dans l’image virtuelle, i’(a) au-delà du miroir plan qui représente l’Autre. Il y a comme une réserve libidinale qui ne passe pas dans le champ spéculaire.
Tout l’investissement libidinal ne passe pas dans l’image spéculaire, il y a un reste, à savoir l’objet a, en tant qu’il vient dans tout ce qui est repérage imaginaire sous la forme d’un manque. Ce manque, lieu vide dans l’imaginaire, Lacan le désigne par - φ (- phi).
Pour le dire autrement ce symbole - φ désigne la castration imaginaire induite par la métaphore paternelle. Ici, dans le champ imaginaire et spéculaire, la castration s’atteste dans la cassure qui marque l’image du corps propre, tant chez le garçon que chez la fille.
Chez le garçon, cela lui donne le sentiment de son insuffisance. Chez la fille, cela lui donne le sentiment de son manque.
Dans ce sentiment d’insuffisance ou de manque se pointe ce qui, faute de s’investir dans l’image du corps, reste comme une réserve insaisissable au niveau du corps propre.
Pour résumer, sur le plan spéculaire, la castration se formalise dans l’approche du corps, au niveau du – φ, négatif dans le champ spéculaire d’une réserve libidinale non spécularisée, assimilée à l’objet a (réel).
Que quelque chose vienne à apparaître dans ce foyer du manque, et alors surgit le sentiment d’étrangeté (unheimlich), initiateur et amorce de l’angoisse.
L’angoisse résulte ici de la disparition du manque, dans le champ spéculaire. Mais, quel objet adéquat peut-il apparaître dans ce foyer spéculaire du manque, en lieu et place du manque dans l’Autre donc ?
Et bien, l’objet adéquat au manque dans ce lieu de l’Autre, dans cet espace virtuel du schéma optique, au-delà du miroir plan, c’est l’objet a, sur son versant imaginaire. C’est-à-dire ce qui serait imaginairement, dans notre inconscient, la cause du désir de l’Autre, c’est-à-dire ce qui lui manquerait. Ceci est en correspondance avec l’objet de notre fantasme. C’est pour cela que c’est si angoissant de réaliser son fantasme, puisque c’est toute l’assise imaginaire du sujet qui vacille, on peut parler ici, de « mise à mal » du Moi: l’unité imaginaire, donc le corps dans son aspect imaginaire, se met à vaciller, d’où le sentiment de dépersonnalisation, de décorporéisation, de déréalisation.
Apologue de la mante religieuse :
Je voudrais maintenant vous donner l’illustration que propose Lacan, à propos de l’expérience de l’angoisse dont je viens de parler. Il s’agit de l’apologue de la mante religieuse (Séminaire X). Lacan propose d’imaginer un sujet qui se trouve soudainement en présence d’une mante religieuse femelle, de sa taille. Ce sujet est lui-même affublé d’un masque dont il ignore la figure, mais qui pourrait bien être celle d’une mante mâle, vouée à la dévoration dans les suites de la copulation.
Une telle situation où l’on ne se voit pas être, entraîne une angoisse majeure, le sujet s’y retrouve dans une double énigme : non seulement l’énigme du désir de l’Autre figuré par la mante femelle (que veut-elle ?), mais aussi l’énigme de savoir si le sujet convient à la jouissance de cet Autre, c’est-à-dire s’il correspond à ce qu’elle veut. Donc: « que veut cet Autre ? » et « Est-ce que je risque de convenir à ce qu’il veut ? ».
Cet apologue illustre bien l’absence de repérage d’une image du corps, donc d’un Moi, si on peut dire, qui permettrait au sujet d’être au clair avec l’image qu’il donne, et qui lui permettrait de ne pas se confondre avec cette mante mâle qui va se faire dévorer.
S’il y a dévoration, c’est-à-dire quand le Moi, quand la spécularité ne tient plus, le sujet a intérêt à être solide sur le plan de la métaphore paternelle, sur le plan de la barre du $, pour ne pas sombrer dans l’aliénation de l’Autre, c’est-à-dire dans la psychose.
C’est la où une prise de parole peut aider. Alors comment la parole aide, particulièrement dans la psychose ?
Et bien c’est qu’on retrouve ce phénomène d’aliénation – séparation dans toute prise de parole. L’aliénation et la séparation sont en jeu dans l’adresse au semblable. Dans toute parole, on retrouve cet effet de « coexistence disjointe » entre, d’une part la signification qui renvoie à l’indistinction mutuelle, à la complète compréhension de l’un et de l’autre, et par la même occasion à l’aliénation, dans un code où il n’y aurait pas de possibilité d’existence. Et d’autre part, l’existence de celui qui parle, qui se fonde à partir de l’acte de dire, comme une remise en mouvement, à chaque fois, du phénomène de séparation.
C’est comme si l’ensemble des phénomènes décrit précédemment se rejouait à chaque prise de parole. On relance « les dés » à chaque fois. Dans chaque acte de dire, se fonde l’existence, la séparation s’accomplit chaque fois que quelque chose est dit, d’autant plus si quelqu’un, comme le psychanalyste, vient maintenir cet espace hétérogène de la parole. Ce qui en passant, nécessite une certaine activité, et non une neutralité, comme on a l’habitude de dire en parlant de la « neutralité bienveillante ».
Mais avec cette relance des dés, un constat apparaît pour la psychose : ça ne semble pas inscrire quelque chose. Ça a son efficience pendant l’effectuation du processus lui-même, mais ça ne dure pas, comme s’il fallait, à chaque fois, rejouer l’acte de dire, pour relancer l’effet sujet, sujet qui autrement se dissout à nouveau dans la langue.
Pour maintenir l’espace hétérogène de la parole, il est nécessaire à l’analyste de supposer l’existence d’un sujet, chez quelqu’un qui a dû souvent faire face à un discours qui n’attend aucune réponse, souvent dont aucun sujet ne semble l’auteur, et dont nul sujet n’est supposé pouvoir y répondre, sauf par une révolte qui le disqualifierait continûment.
L’idée est donc que le psychosé se fasse sujet de sa propre histoire. Il s’agit de fournir au « je » un point d’ancrage, en gardant une position de témoin ouvert, en se faisant rapporteur de ce qui vient de l’Autre, en se faisant, je cite Lacan, « secrétaire de l’Aliéné »8. On comprend avec ça, que permettre à quelqu’un de prendre la parole, c’est lui permettre toujours un peu plus d’exister. Mais il ne faut pas pour autant être dupe ! L’idée est une tentative de remise en circulation de la parole, en utilisant la fonction du discours. Mais ça n’est pas sans risque, ça nécessite d’avoir des points de repères, particulièrement face aux mécanismes psychotiques. Sinon, on risque de faire flamber des délires, de provoquer des passages à l’acte, de mettre les pieds dans des conflits incompréhensibles...
Cela ne se fait donc pas de n’importe quelle manière, notamment concernant les modalités de la rencontre, et donc du transfert. La rencontre peut difficilement se faire par imposition par exemple, ou depuis n’importe quelle place. Pourquoi ?
Cela renvoie à la question de la mise en place du transfert psychotique et à ses particularités. Je rappelle au passage, que pour Freud, il n’y avait pas de possibilité de transfert psychotique, ou plutôt il évoquait l’impossibilité d’un transfert dans les « psychonévroses narcissiques ». Cependant, il relevait paradoxalement le transfert de Schreber sur Flechsig dans le cas Schreber.
Pour Pommier, le transfert est possible dans les psychoses et apparaît comme résultat de l’association libre. C’est-à-dire que quelqu’un qui parle, qui est invité à dire ce qui lui passe par la tête, « n’importe quoi », ne tardera pas à constater que ce « n’importe quoi » se règle. L’enchaînement des signifiants dans leur répétition, amène alors à supposer qu’il existe une instance, « quelqu’un », qui ordonne un tel savoir. Quiconque parle, constate rapidement, qu’il en dit plus long qu’il n’en sait. Une instance ou un sujet est alors supposable à ce savoir qui ne se sait pas, c’est le « sujet supposé savoir ». De plus, ce savoir est un savoir spécifique, c’est un savoir sur la jouissance de celui qui parle. C’est bien pourquoi celui qui est supposé avoir un tel savoir est aimé, comme si l’amour venait au défaut de la jouissance. Par conséquent, parce qu’il y a une question sur la jouissance, dont un savoir est supposé répondre, le résultat de l’association libre est l’amour de transfert. Et un tel transfert, simple résultat de l’association libre, ou simple résultat du constat que l’on en dit plus long que l’on en sait quand on parle, vaut pour tout parlêtre, quelle que soit sa position subjective dans la structure, aussi pour le psychosé.
Ainsi, celui qui s’engage dans le processus analytique, infèrera que puisqu’il y a un savoir qui lui échappe, un sujet est supposable à ce savoir, et rétroactivement, le savoir de ce savoir de lui méconnu sera attribué à l’Autre, le « grand-Autre ». Il pourra donc y avoir demande d’analyse dans les psychoses si la question de la jouissance est mise en regard d’un savoir absolu par le psychosé. Sa demande viendra en ce point d’appel d’un savoir absolu.
Le problème du transfert dans les psychoses n’est donc pas celui de son existence, mais celui de ses modalités, notamment concernant la place que va prendre cet Autre du savoir. Dans les transferts névrotiques, cet Autre du savoir est « sujet supposé savoir », c’est supposé ! Mais dans les transferts psychotiques, cela fait certitude. Comme un Autre incarné, réel, il n’y a pas de jeu de la supposition, grâce à laquelle l’analyste se démarque. Il n’y a pas de point de non-sens possible, il n’y a pas point de non-savoir permis par les Noms-du-père.
Le transfert psychotique met donc en jeu un réel. L’analyste, mis en position de l’Autre, risque, s’il s’y croît, de totaliser un savoir. Et tout risque de se passer comme si le sujet psychosé, n’était pas l’auteur de son propre discours. Le psychosé risque d’être de plus en plus aliéné, au fur et à mesure de sa prise de parole. Comme s’il se faisait de plus en plus l’objet, objet d’un savoir qui complémente cet Autre. L’analyste devenu sujet sachant, figure de l’idéal du savoir incarné. C’est comme ça qu’on devient persécuteur, c’est comme ça qu’on déclenche un délire, s’il n’est pas déjà là. On comprend donc l’importance, pour l’analyste, de ne pas jouir doctoralement d’une telle position, mais plutôt de laisser son « savoir, son titre de docteur, aux vestiaires », comme l’écrit Pommier. Ceci, afin de travailler davantage avec son désir d’analyste, avec son manque comme point d’accroche.
Dans la même logique, l’interprétation est dangereuse, car elle n’aurait comme effet que de renforcer cette position de sujet-sachant persécuteur, donc de renforcer l’aliénation du sujet. De même encore, par rapport à une position doctrinale silencieuse, le pur silence, comme l’interprétation, équivalent à la signification. C’est source de persécution ! Alors comment faire ?
Si le psychosé vient voir son analyste avec sa demande concernant un tel savoir, porte de sa jouissance, et qu’il met l’analyste en position d’idéal, la réponse à cette demande peut plutôt se dérober. Et là où le savoir se dérobe, la scansion qui ouvre sur des points d’incomplétude est possible, elle permet de congédier la signification.
Il s’agit donc d’une ponctuation qui ouvre sur le non sens. Plutôt que d’intuitionner, il s’agit d’ouvrir vers la question non seulement de l’incompréhensible, mais surtout des évidences qui sont l’occasion de certitudes délirantes, a fortiori si on leur accorde une signification.
L’opération ne consiste pas à mener vers la découverte d’un savoir nouveau, mais vers l’ouverture dans l’absolu d’un savoir plein où le sujet est vide. En dégageant davantage de place au sujet, par rapport au savoir qui l’aliène et le persécute, on permet le passage du vide de sujet au manque, le manque de réponse, le non-sens de l’interrogation qui demeure à la fin de la séance motivera la suivante ; on permet un glissement artificiel du vide au manque.
C’est très thérapeutique, la furie des mots trouve une butée, le sentiment persécutif diminue, mais le problème est que ça n’est pas définitif. On rentre plutôt dans un procès interminable, infini, qui décolle l’idéal entre espoir et désespoir, en réponse à un autre infini, celui du vide de la parole.
On enclenche donc une infinie reconduction de la recherche d’un savoir toujours futur, que l’acte analytique remet sans fin en perspective, sans que l’on puisse imaginer un terme logique à ce procès, à partir du moment où il est enclenché.
C’est donc important de bien réfléchir au début, si on veut, ou si on peut soutenir un tel travail, car ça peut durer longtemps. Et après, on ne peut plus se retirer sans risquer l’effondrement du patient. D’où l’importance de connaître ses limites, d’être au clair sur ce que l’on peut supporter, notamment en tant que sujet support d’un transfert persécutif ou érotomaniaque par exemple, mais aussi sur ses propres capacités à se passer de jouir d’une position de sachant, de Maître. Vous voyez les difficultés du maniement du transfert psychotique. Il faut à la fois que l’analyste permette au transfère de tenir, que l’analysant continue à venir, donc ne pas nier une certaine position d’idéal ; et à la fois, il ne faut pas s’y croire, il ne faut pas avaliser qu’effectivement, l’analyste est idéal. Ça nécessite un léger retrait, permettant à la fois d’éviter l’écroulement de la croyance et à la fois d'éviter que l’analyste incarne un persécuteur.
On est comme dans une sorte de maintien d’un idéal pour plus tard, on permet de situer au futur un système dont la réalisation ultérieure permet de vivre au présent. C’est un processus qui peut d’ailleurs se retrouver chez des individus hors analyse, dans une forme de « modalité d’existence fanatique » par exemple, c’est-à-dire dans une forme d’existence où l’idéal religieux, politique, philosophique, psychanalytique aussi, est situé en avant du sujet, dans un avenir qui lui permet d’exister, au présent. Ça n’est pas à proprement parler du délire, c’est l’imaginaire qui vient faire nouage, qui est thérapeutique.
Le problème arrive quand l’objectif idéal imaginaire est rejoint dans la réalité, quand ça cesse d’être en avant. Par exemple, devenir Président du Tribunal comme pour Schreber, par exemple, devenir père, devenir l’amant d’une femme tant attendue, par exemple, la rencontre d’un père qui se prend vraiment pour un père. Quand cela se produit, l’imaginaire vaut le réel. La fonction de nouage par l’imaginaire se défait et c’est la décompensation psychotique.
Au passage, on constate aussi que le névrosé se retrouve chamboulé quand son fantasme se réalise. C’est-à-dire lorsqu'à la place imaginaire de l’objet cause du désir, qui fait normalement défaut dans l’écran sur lequel s’image pour lui le monde du semblant, se loge au bon moment, un objet adéquat. Le nevrosé chamboule avec un parfum de dinguerie, où se mêlent stupéfaction, énigme, admiration. Si le fantasme se défait, si la prothèse du fantasme ne tient plus, il a intérêt à être bien arrimé sur le plan symbolique de la métaphore paternelle pour que l’ensemble ne s’écroule pas.
L’utilisation de l’idéal imaginaire, à toujours maintenir en avant, peut donc être un axe de travail pour l’analyste. Le problème est qu’on fait durer infiniment un espoir, en sachant à l’avance qu’il ne se réalisera pas, ou que sa réalisation signifierait le déclenchement de la folie. Ça peut même prendre des tournures grotesques, comme par exemple maintenir l’attente d’une future grossesse chez une femme qui vient de franchir le stade de la ménopause ! Mais pour préserver la place du manque, une alternative possible pourrait être dans ces cas de figure, de renverser la vapeur dans une sorte de nostalgie d’un passé perdu.
Par rapport à « ce manque artificiel imaginaire » si on peut dire, on constate aussi chez certains psychosés des formes de pseudo-symptômes, où se met en place l’attente de cet idéal futur, mais où, en plus, vient un impossible qui empêche sa réalisation, souvent par l’angoisse.
Il y a donc tout un axe de travail concernant l’Imaginaire dans les psychoses.
L’idée c’est de retisser l’imaginaire chez quelqu’un pour qui, souvent, rien d’autre n’a été attribué, qu’une spécularité justement, spécularité qu’on doit donc faire tenir. Le problème, c’est que cette spécularité ne va pas forcément dans le sens du sujet. Avec l’idéal ou le fantasme par exemple, on tend à aller plutôt, dans un mouvement de disparition du trait individuel, où toute différence a tendance à être gommée au profit de l’idéal du futur. C’est très thérapeutique, mais l’individu reste davantage créature que créateur. Cela dit, en même temps, ça permet un autre axe de travail, car avec l’idéal, l’alternance des passages d’espoir et de désespoir, le passage du vide au manque engendré, pourra permettre d’ouvrir un appel vers autre chose, où l’individu peut enfin devenir actif, cette fois-ci, créateur. C’est justement l’ouverture vers la création, vers la sublimation ! Dans la sublimation, je reprends toujours Pommier, l’auteur signe enfin son œuvre, il y a articulation de son propre nom, à sa création. C’est ça qui assure le nouage, ça va dans le sens du sujet en créant son Nom, ceci dans un mouvement de rétroaction de la production de l’œuvre, c’est-à-dire que l’œuvre apporte une solution au vide du Nom. L’œuvre fait du père et de sa forclusion une question dépassée ou du moins relative à l’acte de la création. Ici, c’est la création qui assure l’existence, le nom qui signe l’œuvre sublimée a de l’avenir, la reconnaissance pourra toujours venir plus tard, ne serait-ce qu’après la mort, ce qui permet l’existence du psychosé au présent, et en son nom propre, cette fois-ci. Ainsi, la création de l’œuvre est essentielle, mais ce n’est que la moitié du chemin, c’est la signature son point final, c’est la signature qui stabilise le nœud qu’elle présente. C’est l’acte de signer qui éternise le nom et autorise l’existence du sujet qui en commet l’acte.
Je termine en précisant ceci, le rôle de l’analyste est donc d’amener le psychosé à cette possibilité, mais ce n’est pas un endroit où il intervient, l’analyste a juste à permettre de maintenir cet espace ouvert !
2JADIN J.-M. , Une anatomie de l'angoisse, exposé à Strasbourg, le 17 octobre 2012.
3JADIN J.-M. , Une anatomie de l'angoisse, exposé à Strasbourg, le 17 octobre 2012
4JADIN J.-M. , Une anatomie de l'angoisse, exposé à Strasbourg, le 17 octobre 2012
5JADIN J.-M. , Une anatomie de l'angoisse, exposé à Strasbourg, le 17 octobre 2012
6JADIN J.-M. , Une anatomie de l'angoisse, exposé à Strasbourg, le 17 octobre 2012
7JADIN J.-M. , Une anatomie de l'angoisse, exposé à Strasbourg, le 17 octobre 2012