Merci de m’avoir proposé de marcher avec vous dans les traces de Charlotte Herfray. Je me suis demandé si j’étais bien légitime à le faire. Car je l’ai très peu connu. Je me souviens l’avoir croisée lors d’une formation APERTURA alors que j’initiais mon parcours analytique.
À la tribune, il me semble que ça parlait d’affects, de haine, d’amour. Dans mon écoute de débutant, la dimension naturelle de ces affects ne se questionnait même pas. Quoi de plus naturel que l’amour ?
Une dame assise dans la salle, au milieu du public, prit la parole en affichant en toute confiance un grand sourire. Avec un ton enjoué mais désapprobateur, elle dit quelque chose comme ça : « mais enfin, s’il y a bien quelque chose que nous a appris Freud, c’est que l’amour… c’est culturel, ce n’est pas naturel ! »
Et on pourrait ajouter, comme elle l’écrit dans le livre dont je vais parler que c’est la haine qui est première.
Serait-ce parce que lors des premières expériences de satisfactions pulsionnelles, ce serait tout d’abord l’absence de satisfaction, le manque, qui permettrait d’accéder au monde de la représentation symbolique ? Selon la fameuse expression qui nous dit que « le mot est le meurtre de la chose », l’enfant entrerait-il dans le monde de la représentation par un vécu de meurtre à l’origine d’une certaine haine ? Autrement dit, ne pouvant jusque-là se représenter ce qu’on lui donnait, la perte de satisfaction engagerait-elle l’enfant dans une première représentation où le manque se mêle à la haine ? Il haïrait d’abord l’Autre pour ce qu’il ne lui donne plus. Ensuite, la question de l’amour serait à élaborer...
Charlotte Herfray rappelle dans son livre paru en 2009, intitulé Vivre avec autrui... ou le tuer2, la prise de l’humain dans le langage. Par la prise dans le langage, nous sommes séparés du monde des instincts. Et notre humanisation dépend notamment de notre progression dans le symbolique. Cela nécessite un Autre qu’elle qualifie de « répondant ». Un Autre qui nous accompagne dans notre devenir pour nous garantir l’accès « aux avenues du symbolique » selon la formule de Roland Barthes. Une transmission symbolique est nécessaire à partir de ce que cet Autre a lui-même découvert. À partir de ce qui nous est transmis symboliquement, on advient en devant refaire le chemin. S’humaniser nécessite un héritage et un parcours personnel.
Un parcours qui n’est pas sans coûter, en termes de jouissance notamment. Pertes narcissiques, pertes d’objet sont à franchir pour dégager les questions de désir et d’amour trans-narcissique. Perte d’ignorance est à supporter pour s’ouvrir à la culture pacifiante. Car la logique narcissique, celle du Moi, nous plonge dans le monde du « même » le « même » paranoïaque. Ce signifiant « même » (« m’aime ») le fait bien entendre : l’autre en tant que prochain n’existe pas s’il n’est pas assez le même que nous. On ne le voit absolument pas. Et au contraire, il devient un rival menaçant s’il l’est trop. Si on le considère meilleur par rapport à nos propres idéaux, l’autre cause notre jalousie mais il devient menaçant. La logique devient celle du film Highlander… Peut-être vous souvenez-vous ? Avant de couper la tête de son rival immortel, le héros proclamait : « À la fin, il n’en restera qu’un. » Quel monde pour un sujet !
Le sujet du désir ne préfère-t-il pas vivre de véritables liens humains ?
Pour cela, il aura dû rencontrer une fonction de tiers symbolique, pour l’ouvrir à la question de la différence, au-delà de son narcissisme. Alors, toujours différent car singulier, il pourra rencontrer d’autres sujets et s’épanouir dans des liens. Tant pis pour les haines des petites différences. Cette perte de jouissance nous fait gagner autre chose : « Qui perd gagne » écrit Charlotte Herfray.
Tant pis aussi pour la grande passion : l’ignorance ! Car décollé de la compulsion de répétition qui recherche toujours le même pour se satisfaire, le sujet s’ouvrira à la curiosité. Pulsion de savoir, sublimation entretiendront un cercle vertueux face aux autres destins pulsionnels plus funestes. Charlotte Herfray nous rappelle une des réponses de Freud à Einstein à la question de ce qui pourrait combattre l’élan de l’humain pour la guerre : tout ce qui va dans le sens de la culture lutte contre le déchaînement agressif pulsionnel.
Tant pis aussi pour les objets du monde marchand. Charlotte Herfray dénonce cette « supercherie » du monde marchand, cette « super-marcher-rie » cette « super-marcherie » qui brouille les pistes de notre humanisation. Car la « positivation » de l’objet en est la religion. La question de la perte, du manque symbolique, qui est à la base de notre humanisation, y est mis en horreur.
Ce qui asphyxie l’humain, jusqu’à contaminer le monde du travail. Elle accuse une novlangue de pervertir le langage par des « signifiants volés » afin de nous faire avaler la pilule. Dans notre monde Orwellien, on parle de « ressources humaines » comme de « ressources alimentaires » ; les travailleurs se retrouvent mangés par la machine capitaliste, réduis à leur seule fonction. Comble du comble, cela se diffuse jusque dans les milieux sensés normalement éduquer, soigner et gouverner l’humain. Elle cite Karl Marx à propos des entreprises capitalistes : « Peu importe qu’elles aient pour objectif de fabriquer des leçons ou du saucisson, tout ce qui les intéresse, c’est de faire du bénéfice. »
Alors, si éduquer, soigner et gouverner sont empoisonnés, comment faire ? Charlotte Herfray nous montre que la solution ne se trouve pas dans la survie individuelle, à la manière des Iks, chasseurs nomades, qui sont devenus un peuple sans vie, sans passion, sans humanité.
Comme remède, Charlotte Herfray fait appel aux grands penseurs (panseurs) humanistes. Entre autres, elle parle de la vertu de Platon ; de l’adage d’Érasme3 : « On ne naît pas humain, on le devient ». Érasme soulignait effectivement l’importance de la parole et de l’écriture pour que notre humanité soit possible. Elle convoque le chemin initiatique de Dante, allant de l’Enfer au Paradis, en passant par le Purgatoire, menant de la folie meurtrière à l’espérance. Machiavel également qui luttait pour l’enrichissement de l’esprit, il n’était pour lui « pas d’autre péché que l’ignorance ». Jean-Jacques Rousseau et son contrat social ; le rapport de Condorcet sur la formation des citoyens ; « l’éducation de l’amour de la chose publique » de Montesquieu ; Jean-Pierre Vernant qui rappelait que pour cohabiter, il faut des références communes à des règles et à des interdits permettant des échanges possibles à l’intérieur de limites à respecter. Revoilà la « référence tierce » qui, comme le précise Pierre Legendre, quand elle est mise en commun devient le Droit.
Le Droit donc, nécessaire à la société, mais référent qui ne suffit pas. Comme le montrait Moïse Maïmonide4, l’amour de la paix, qui est pourtant la règle générale proclamée par toutes les bouches, ne tarit pas la guerre. L’éducation par la raison ne suffit donc pas.
Car tout n’est pas de l’ordre de la raison, tout n’est pas conscient. Il est nécessaire de remettre l’inconscient au centre du fonctionnement psychique et des liens humains. Freud et Lacan l’ont montré : c’est l’intime qui gouverne le monde. Nier l’inconscient mène à des impasses comme la guerre ou des formes d’autoritarisme « mous » en apparence, mais tout aussi dures à vivre. La place de la psychanalyse dans la société a donc toute son importance politique. Mais cela sera-t-il encore possible ?
La fin du livre se veut optimiste mais dans un pessimisme pour notre époque qui m’a inquiété. Et on n’était qu’en 2009... c’est-à-dire avant le Covid, la guerre en Ukraine, les crises inflationnistes et tout ce qui va avec. Sans parler des problèmes écologiques... Charlotte Herfray se demandait : « Lancés dans une course au profit effrénée, sommes-nous en mesure de générer une nouvelle Renaissance ? » Elle comptait sur certains passeurs pour porter la flamme des lumières à travers l’obscurité ambiante. À la manière du rabbin ben Zakkaï qui aurait démontré que le plus important est de transmettre les outils qui permettent l’accès aux richesses symboliques, à la vie de l’esprit, même et surtout après la pire des défaites. Continuer cette transmission humaniste donc, armé d’humour, jusqu’au questionnement du plus grand nombre... Pour pouvoir leur transmettre à nouveau. Mais ceci après quelles horreurs ? Dans la mesure où parfois seule l’horreur, la guerre par exemple, ébranle la chape de l’ignorance qui l’a pourtant produite.
1intervention réalisée lors de la journée de la Fedepsy sur « CHARLOTTE HERFRAY, Que nous a-t-elle transmis ? », Mercredi 10 mai 2023 / Clinique Sainte Barbe à Strasbourg.
2 Charlotte Herfray, Vivre avec autrui... ou le tuer. La force de la haine dans les échanges humains, Toulouse, Arcanes-érès, 2009.
3 Erasme, Œuvres, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992.
4. Smilévitch, Introduction au commentaire du « traité des pères » de Moïse Maïmonide, Paris, 1990.