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1 juin 2021 2 01 /06 /juin /2021 18:57

L'« a » cause du désir ( Nicolas Janel)

 

De la dernière journée de formation APERTURA qui était sur le thème « violences explicites, violences implicites et intimes violences », je retiens qu'il n'y a pas la violence, mais les violences. Même si on aimerait faire de l'Un en repérant un mécanisme commun sous-jacent aux violences, on tombe plutôt sur une approche davantage « partielisée ».

 

Ainsi, le registre des violences ne se restreint pas à ce qui est « attentatoire au sujet » pour utiliser les termes de Thierry Vincent. Liliane Goldsztaub nous avait évoqué notamment quelques violences fondamentales qui participent à la constitution du sujet, comme le traumatisme de la naissance1, ou l’agressivité des pulsionsqui est première comme nous le rappelait Jean-Richard Freymann à partir de Freud.

J'ouvre une parenthèse pour dire que si à la question d'Einstein « comment éviter la guerre ? », Freud répondait par la culture, Richard Hellbrun a pointé du doigt la persistance d'un clivage entre certaines pulsions agressives et leur sublimation dans la culture. Outre la « banalisation du mal »2  par les mécanismes de psychologie collective et de mise entre parenthèse du moi lors du mouvement d'identification à l'idéologie fanatique du leader3, cela permettrait de saisir les causes de la violence des nazis qui n'étaient pas un groupe sans culture comme on aimerait le croire.

Je ferme ma parenthèse pour continuer l'évocation de quelques violences fondamentales. La prise dans le langage ne peut-elle pas être entrevue aussi comme une violence ? Comme un véritable arrachement du réel par l'Autre auprès duquel on se constitue ? De même pour la prise dans l'ordre de la castration où les noms du père écorchent notre jouissance. Citons encore les enjeux de férocités qui apportent une certaine conflictualité constructive non sans violence.

 

Comme dans l'expression « se faire violence pour quelque chose », il s'agit là de violences allant dans le sens constructif du devenir du sujet. Si le mot violence vient du latin « vis », qui désigne l'emploi de la force sans égard à la légitimitéde son usage, je propose maintenant de garder le qualificatif de violent pour tout ce qui viendrait faire obstacle à la constitution du sujet. Si, comme le dit Richard Hellbrun, la violence est dans la société la forme laïcisée du mal, par analogie, ce qui serait « attentatoire au sujet »4  serait la forme psychanalytique du mal, de la violence faite au sujet. Cette inclinaison s'inscrit dans une certaine approche idéalisée5du désir au sein d'une éthique psychanalytique résumée par Lacan par la fameuse phrase « ne pas céder sur son désir6 ». C'est important car on tombe ici sur une éthique qui peut tendre vers l'idéologie de la cause psychanalytique, qui n'est pas à confondre avec le désir lui-même. Car cette confusion entre la cause psychanalytique et le désir lui-même risque justement de produire des violences subjectives sur les analysants eux-mêmes qui deviendraient des élèves de la cause et non plus des sujets en analyse. Notons au passage que ce terme de « cause » se retrouve dans nombre d'appellation d'école psychanalytique. J'y reviendrais plus précisément.

 

Pour ce qui est de manière plus générale « attentatoire au sujet », cela peut consister en des violences physiques, mais aussi subjectives ou symboliques. Thierry Vincent nous avait parlé de l'inceste. Martin Roth nous avait explicité par des situations cliniques comment dans la transmission d'un parent à un enfant, une certaine violence subjective pouvait diffuser, venant souvent des générations déjà antérieures. Concernant la mise en place des limites pour l'enfant, j'avais soulevé la question d'une confusion qui s’opérait dans ces familles, entre la loi symbolique et la jouissance de ces parents. Normalement, les parents sont les représentants de la loi, mais loi à laquelle ils sont eux-mêmes soumis. Or, en « dépassant eux-mêmes les bornes » si on peut dire, ils présentaient leur jouissance comme une loi. Dans ce qui venait faire limite pour l'enfant, la jouissance des parents semblait confondue avec la loi, ce qui était problématique pour la constitution de sujet enfant.

Dans ce qui était « attentatoire au sujet », il y avait également au sein de la société l'appauvrissement du langage et l'apparition d'une certaine novlangue faite de slogans qui privait le sujet du jeu signifiant... Or, vous connaissez la fameuse phrase de Lacan : « le signifiant est ce qui représente le sujet auprès d'un autre signifiant ». Même si le sujet ne se constitue pas dans les discours ambiants mais auprès de l'instance du grand-Autre qui ne s'y confond pas, si dans l'adresse aux individus, on n'utilise plus une parole mais des slogans, on ébranle les assises du sujet. Ceci particulièrement dans le monde économique et le monde des entreprises où, à partir de ce qu'apporte l'économiste Jean-Paul Fitoussi7, on peut déduire que l'appauvrissement du vocabulaire réduit la dimension humaine des gens qui y travaillent. L'idéologie capitaliste écrase ici la dimension du « parlêtre ». Par ailleurs, dans un entretien radiophonique récent8, l'ancien président des Etats-unis, Barack Obama, parlait à sa manière de cette dérive des mots et de ses impacts sur l'humain. Je le cite : "le pouvoir des mots a été compromis par les changements du paysage médiatique. Aujourd'hui, il y a Internet et un millier de plates-formes, et il n’y a plus de règles convenues sur ce qui est vrai ou faux. C'est le plus grand danger actuel pour la démocratie ». On ne sait plus ce qui est vrai ou ce qui est faux. Ici, les algorithmes de profiling des réseaux sociaux servent un capitalisme débridé en ne distribuant aux gens uniquement les informations qu'ils sont susceptibles de consommer, sans tenir compte de la véracité ou non de l'information. Si on peut repérer l'idéologie du capitalisme débridé qui est à la source de ce système, on peut aussi se demander si ce n'est pas l'absence d’idéologie des consommateurs, qui deviennent des consommés, qui vient faire violence sur leur qualité de sujet désirant. Comme s'ils manquaient d'idéologie pour répondre à l'idéologie capitaliste. La réponse paranoïaque du complotisme n'apparait-elle alors pas comme un dernier retranchement possible par manque d'autre idéologie plus humaine ? La réponse fanatique en serait une autre encore plus radicale. On se doit donc de proposer une idéologie plus humaine.

 

Comme je l'ai déjà dit précédemment, Lacan nous proposait plutôt une éthique, celle du désir inconscient. Voilà ce qu'il formule au cours de son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, déclaration qu'il ne redira d'ailleurs jamais :

 

« Je pense avoir assez fait le tour de cette opposition entre le centre désirant et le service des biens pour proposer quelque chose au vif du sujet » et il ajoute « à titre expérimental formulons-le en manière de paradoxe. Voyons ce que ça donne, au moins, pour des oreilles d’analystes : Ne pas céder sur son désir9 ».

 

Déjà dans son rapport de Royaumont écrit en juillet 1958 « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Lacandénonce ce détournement de la cure vers un pouvoir « de faire le bien ». Lacan oppose donc clairement le pôle du désir au pôle du « souverain bien ». Il s'agit de deux pôles différents à ne pas confondre. Le pôle qu'on essaie de libérer en psychanalyse étant le pôle du désir inconscient. Le pôle inhérent au « souverain bien » est plutôt le pôle de l’idéal du moi.

 

 

La constitution du sujet et du désir

 

Je vous rappelle que le sujet se constitue dans l'Autre. Le grand-Autre est une instance, souvent représentée par la mère auprès de laquelle l'enfant se construit. Mais cet Autre n'est pas plein. Comme on peut le voir sur l'écriture du schéma de la division subjective, cet Autre est barré, il s'écrit « grand-A barré ». La barre correspond à la prise dans le registre du manque soutenu par la castration symbolique qu'assure les noms du père. Les noms du père sont souvent représentés par le père qui vient interdire à l'enfant la jouissance avec la mère et qui ouvre ainsi vers le pôle du désir. Sur le schéma de la division subjective du séminaire X sur l'angoisse10, on retrouve également qu'au cours du processus de division subjective, un reste de jouissance se détache de l'Autre plein (A) et du sujet mythique de la jouissance (S) : il s'agit de l'« objet a ». Sorte de perte irrécupérable consécutive à l'inscription de la barre de castration.

C'est cette perte qui causera le désir. Lacan qualifie ainsi l'« objet a » d' « objet cause du désir ». Plus la question de la perte symbolique sera soutenue pour le sujet, plus la question du son désir sera soutenu. C'est l'enjeux de la cure. Lacan en déduit une éthique, celle de « ne pas céder sur son désir ».

 

 

L'engluement dans le spéculaire

 

Mais l'humain est aussi pris dans sa constitution dans le registre spéculaire. Le spéculaire renvoie aux questions du moi, qui fait normalement obstacle au sujet mais en même temps qui donne une structuration possible à l’ensemble. Le spéculaire, c’est l’axe imaginaire puis symbolique pris dans le regard de l’Autre. Il y a une opération de miroir avec le regard de l’Autre pour la constitution du moi chez l’humain. L’humain est identifié spéculairement par l’Autre dans une image, en fonction du regard désirant de l’Autre. C’est ce qu’illustre le fameux stade du miroir et de manière plus précise le schéma optique de Lacan. On y retrouve différentes instances. Il y a le « moi idéal » et l'« idéal du moi ». Le « moi idéal » est une instance imaginaire. L'« idéal du moi » est une instance symbolique. Le « moi idéal » viendrait représenter l’instance imaginaire au sein de laquelle le « moi » satisferait imaginairement l’instance symbolique de l’« idéal du moi ».

 

L’« idéal du moi » étant donc l’instance symbolique héritière post-œdipienne de ce qui satisferait symboliquement le regard et l’attente de l’Autre. Il s'agit du lieu où l’on se voit être vu. En deçà du regard d’un semblable, cela concerne donc celui de l’Autre symbolique.Avec l'idéal du moi, on est donc dans un prolongement post-oedipien de la jouissance de l'Autre. Et il faut savoir qu'après le stade du miroir et le complexe d’Œdipe, l’« idéal du moi » est branché de manière spéculaire sur la loi et les codes moraux en vigueur. C'est là qu'on peut situer ce que Lacan appelle « le service des biens ». C'est là qu'on peut situer le souverain bien, le bien sous toutes ses formes : être un bon élève, bien agir, bien penser... C'est l'endroit de l'idéal, du support de l'idéologie.

 

Et on comprend qu'à cet endroit, via son narcissisme, le parlêtre se fait davantage bon objet de l'Autre, autrement dit objet de jouissance de l'Autre, que sujet désirant. Le pôle de l'idéal et le pôle du désir ne vont donc pas dans le même sens. Le décollement de l'« objet a » cause du désir du pôle de l'idéal du moi est une étape nécessaire à franchir pendant la cure. Il est nécessaire de permettre que le sujet s'affranchisse du pôle du souverain bien pour que la question de son désir inconscient puisse s'affirmer. Cela ne veut pas dire qu'il fera n'importe quoi, car le désir n'est pas sans loi. Mais cela veut dire que le sujet pourra être davantage lui-même face aux multiples demandes qu'il reçoit quotidiennement, de toute part.

 

 

Le paradoxe de la cause du désir

 

Il pourra par exemple éviter de tomber dans ce paradoxe : que la formule de Lacan, « ne pas céder sur son désir » face demande, qu'elle devienne un mot d'ordre, une cause qui irait dans le sens contraire de l'éthique du désir proposée par Lacan. Il en va de même avec d'autres formules. Par exemple, « là où était le ça, je dois advenir », ou « l'analyse vise l'assomption de la castration ». Ces formules condensent le piège qui menace tout analysant et tout analyste des écoles psychanalytiques. Ceux-ci doivent réussir à surfer en permanence sur une vague dont l'autre versant est celui de la relation maîtres-élèves régit par le souverain bien. Autrement dit, le risque pour un analysant qui voudrait être un bon élève, ou un analyste qui voudrait être un bon maître, serait qu'il aille dans le sens inverse de ce qu'il vise : ils seraient « attentatoires au désir » pour reprendre la formule précédemment utilisée. L'analyste ne permettrait pas l'évolution de la cure en se prenant pour un maître sachant derrière le divan. L'analysant n'avancerait pas dans sa cure en s'enfermant dans la position du bon élève. Si je voulais jouer avec les mots, je pourrais dire qu'il ne saurait pas « s'aider sur son désir », mais cette fois-ci avec le verbe aider, c'est à dire qu'il ne saurait pas soutenir son désir, il céderait donc – du verbe céder- sur son désir.

Cette équivoque signifiante présente dans la formulation de Lacan n'est à mon sens pas un hasard. Avant de la formuler et de la présenter comme un paradoxe, Lacan se demande justement « ce que ça donnera pour des oreilles d’analystes ». A mon sens, l'équivocité de sa formulation permet de retrouver en opposition le pôle du désir ( « ne pas céder sur son désir ») et le pôle du souverain bien ( « ne pas s'aider sur son désir »), sans réduire sa formulation dans une signification univoque qui ferait mot d'ordre. A chaque fois que vous citer la formulation, vous vous rendrez compte que vous devez préciser à votre auditeur qu'il s'agit du verbe céder, et non pas du verbe aider qui contredirait ce que vous essayer de dire. La formulation impose ainsi un travail immédiat de décollement du sens univoque qui averti du piège du paradoxe dont j'ai parlé.

 

La difficulté des institutions analytiques.

On comprend donc toute la difficulté des institutions psychanalytiques. Car d'un point de vue politique et social, n'est-il pas important de défendre la cause du désir au sein de la société ? La question du désir ne serait-elle pas à être représentée et soutenue dans la citée ? Ceci dans le but de permettre aux gens d’accéder à des lieux où la pratique dont l'éthique est celle du désir est possible ? Et de permettre à ceux qui veulent se former d'avoir des portes d'entrée ?

 

Sous peine d'infliger des violences subjectives, il apparaît donc nécessaire de savoir surfer sur la vague précédemment évoquée, celle qui porte les deux versants antinomiques : le versant du désir d'un côté et le versant du souverain bien ou de l'idéal de la cause, en l'occurence la cause du désir, de l'autre côté. Cette tache incombe donc aux analystes qui ont pu décoller ces deux pôles pendant leur propre cure, afin de pouvoir les manier dans la citée (psychanalyse en extension), comme au sein de leur pratique (psychanalyse en intention).

1O. Rank, Le traumatisme de la naissance, 1928.

2H. Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, 1963.

3« L'individu abandonne son idéal du moi et l'échange contre l'idéal de la masse incarné dans le meneur » (S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921).

4Termes de Thierry Vincent.

5Comme un idéal de l'analyste, qui sera à différencier du désir de l'analyste.

6J. Lacan, L'éthique de la psychanalyse, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.

7J-P. Fitoussi, Comme on nous parle, l'emprise de la novlangue sur nos société– Etude (Broché), 2020.

8B. Obama, interview dans l'émission Boomerang, France inter, le 08-02-2021.

9J. Lacan, Le Séminaire,Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, leçon du 6 juillet 1960, Paris, Le Seuil, 1986.

10J. Lacan, Le Séminaire, livre x, L’angoisse (1962-63), Paris, Le Seuil, 2004.

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