Le pas à dire phobique1 ?
Nicolas Janel
Je vais introduire notre journée sur « les phobies et les prises de parole » en élaborant à ma manière la question phobique à partir d’un texte assez difficile de Gérard Pommier intitulé « Du monstre phobique au totem, et du totem au Nom-du-père2 » et à partir d’éléments piochés chez Charles Melman3.
Gérard Pommier nous propose de passer par différents niveaux inhérents à l’architecture de la structure psychique. Différents niveaux qui vont intervenir au cours de la rotation de cette « plaque tournante4 » qu’est la phobie. C’est en effet en ces termes que Lacan a pu qualifier la phobie : une « plaque tournante » entre le refoulement primordial et le refoulement secondaire nous précise Pommier.
On retrouverait pour cette raison les phénomènes phobiques, qualifiés alors de « normalités évolutives » au cours du développement de l’enfant. On considère alors que l’enfant exprime au cours de son évolution, entre 2 et 6 ans, des phobies ou terreurs nocturnes dites normales en regard de sa « maturation » psychique, maturation passant donc par différents niveaux dont je vais vous parler.
D’un point de vue structural, il s’agit d’étapes logiques dont les problématiques pourront se faire entendre chez l’adulte, en fonction de leurs achoppements et contradictions dans l’organisation de la structure.
Et on verra que l’atteinte d’un niveau pourra avoir comme effet de faire résonner les autres niveaux sous-jacents de la structure. Comme si l’atteinte d’un niveau réveillait par régression les niveaux sous-jacents par effet de cascade. D’où la complexité du symptôme phobique, pouvant être constitué à partir d’éléments renvoyant à différents niveaux problématiques de la structure.
Il y aurait d’abord ce premier niveau, qui renverrait aux phobies primaires. Cela concernerait particulièrement les phobies de situation comme l’agoraphobie, la phobie de l’obscurité ou des grands espaces. Ce premier niveau serait le niveau situé entre la jouissance maternelle (jouissance de l’Autre) et la castration maternelle. Je m’explique. Se différenciant de la mère, le sujet serait face à un Autre tout-puissant, non barré. Il serait en proie à satisfaire cet Autre en devenant objet, l’objet phallique équivalent au phallus de la mère. Le phallus maternel serait à comprendre comme l’objet venant combler la mère de son manque. Cette étape serait nécessaire à l’humain, son absence pouvant être cause d’autisme nous dit Charles Melman, ceci dans les cas où la mère n’aurait pas érotisé son enfant. Mais s’arrêter à cette étape, rester dans l’identification au phallus maternel équivaudrait à une impossibilité d’existence en tant que sujet pour l’enfant.
Chez l’adulte, cette identification au phallus de la mère pourrait très bien ronronner fantasmatiquement sur le plan imaginaire. L’adulte pourrait très bien en être tout à fait satisfait sur le plan imaginaire jusqu’au moment où il en viendrait à être placé justement à cet endroit, au sein de son champ spéculaire. Ceci quand une scène de son quotidien en vient à réaliser spéculairement son fantasme phallique. L’angoisse ferait signal à ce moment-là, comme pour alerter d’un risque. Pour ceux qui connaisse, cela renvoie au comblement de la place du (- phi) au niveau de l’image spéculaire du schéma optique. Cela comme si le trou nécessaire à la structure n’avait été ni inscrit ni fixé, dans le registre spéculaire. On retrouve tout cela dans le séminaire X de Lacan sur l’angoisse. La question du regard, en tant qu’objet regard, une des formes de l’objet achez Lacan semble avoir particulièrement son importance dans ces moments-là. Comme si on s’y voyait vraiment être vu... à cet endroit du phallus de la mère. Le registre spéculaire, n’ayant plus d’assise, dégringole alors. Comme si la clé de voûte qui faisait tenir l’ensemble spéculaire s’enlevait, faisant s’effondrer le moi qui n’assure plus l’identité. Sentiment de dépersonnalisation. Sentiment de déréalisation et de vacillement aussi, le repérage dans l’espace n’étant plus assuré par le registre spéculaire. La disparition du sujet dans la jouissance de l’Autre menace. Le problème part ici de l’imaginaire qui risque de se défaire, de ne plus assurer le nouage avec le Réel. Idéalement, l’adulte aurait dû pouvoir compter sur le registre symbolique. Celui-ci, aurait dû louablement rencontrer la castration. Cela aurait dû garantir une réorganisation de l’imaginaire avec amputation irrévocable de l’image phallique. L’image de la mère aurait dû perdre son pénis pour le dire facilement, l’enfant aurait dû ne plus pouvoir vraiment s’y identifier. La clé de voûte de l’imaginaire aurait dû être celée pour de bon de cette manière. Ce qui ne semblerait en fait jamais parfait.
Cela ne serait justement pas le cas avec le premier niveau de notre plaque tournante, c’est-à-dire le niveau situé entre la jouissance de la mère et la castration maternelle. On est bel et bien ici dans le niveau de la menace de la jouissance de l’Autre.
Il se peut également que l’identification imaginaire au phallus maternel qui ronronnait jusque-là vienne à être contredite par un élément de la réalité. Charles Melman donne l’exemple du petit Hans : quand le petit Hans prend conscience de l’érectilité de son pénis, il se rendrait compte de l’insuffisance de son pénis de la réalité par rapport à l’identification imaginaire au phallus maternel. Une bascule s’opérerait en réaction, de l’identification au phallus à l’identification au vide (de phallus). Si le petit Hans n’est pas tout, alors il en déduirait qu’il n’est rien, s’équivalent au néant. Le vide s’ouvrirait alors sous ses pieds car il lui manquerait ici la possibilité d’être un sujet affranchi de cet enjeu d’identification au phallus maternel.
Le premier niveau de notre plaque tournante ne propose ainsi pas d’alternative tenable pour le sujet qui n’y a pas sa place. Voilà pourquoi un mécanisme phobique viendrait à son secours. Dans les phobies de l’obscurité ou des grands espaces par exemple. Comme si le noir de la pièce venait représenter ce « tout » de la mère qui menacerait de nous éteindre. De même avec ce « tout » des grands espaces, de la scène devant la foule, des grands boulevards ou des autoroutes... une forme d’infini sans limite menacerait de nous effacer. Une manière de remettre de la limite, d’assurer une forme de séparation nécessaire à l’existence serait alors l’évitement phobique : on laisse une lumière pendant la nuit, on ne va pas sur scène prendre la parole, on évite la grand-place ou le terrain de foot, on ne prend pas l’autoroute... La solution phobique consiste ici au « pas » de la négation, c’est-à-dire au « ne pas ». Comme si cela tentait de re-inscrire les bornes qui manquait à la structure directement dans la réalité. Il ne s’agirait donc pas ici du refoulement d’un élément symbolique, mais d’une réorganisation de l’espace comme si c’était un élément purement imaginaire qui se trouvait refoulé. Il s’agirait d’un mode de guérison du phobique permettant de retrouver à sa disposition aussi bien l’espace que l’image de soi, mais au prix d’une limitation, dans l’espace, au prix d’un interdit dans l’espace et au prix d’une approche vécue comme menaçante, angoissante.
Ce monde serait aussi celui de la nécessité du partenaire. L’individu pouvant difficilement se soutenir de lui-même dans sa relation au grand Autre, la relation à un petit autre, au semblable serait constamment indispensable dans un dispositif en miroir. La relation au semblable serait nécessaire pour venir suppléer la carence de la relation au grand Autre, à ce qui fait défaut d’identité.
Ceci dit, le niveau suivant de notre plaque tournante viendrait palier à ces problèmes. Il s’agit du niveau de la castration paternelle.
L’intervention du père entre l’enfant et la mère permettrait justement à l’enfant de sortir des enjeux d’identification au phallus maternel. On peut retrouver cela illustré dans les scènes primitives où le père « prend », d’une manière ou d’une autre la mère. Il la « prend » à l’enfant pourrait-on dire, ce qui sortirait l’enfant de la possibilité de s’identifier au phallus. L’enfant pourrait se tourner alors vers son propre objet phallique, nous dit Gérard Pommier. Autrement dit vers son pénis ou son clitoris, par une sorte de déplacement au niveau de son corps, dans la réalité. L’enfant se tournerait vers son phallus à lui-même. Qu’on peut écrire « m’aime » si on veut faire ressortir l’ouverture vers le narcissisme que cela comporte. Il s’agirait du début de l’onanisme. La peur de l’obscurité trouverait sa solution par la masturbation du pénis ou du clitoris. La masturbation serait ici à comprendre, non pas comme une recherche de plaisir, mais comme une solution apportée par la fonction paternelle, solution qui permettrait à l’enfant de sortir de la position d’identification au phallus maternel. L’enfant se prendrait en main pourrait-on dire, pour échapper à la jouissance maternelle. La masturbation devant le miroir renforcerait ce processus, le reflet de l’enfant renforçant une image unifiée qui le différencierait d’autant plus de la mère.
La question du reflet et du semblable, comme je l’ai déjà dit, soutiendrait la séparation par renforcement du narcissisme. D’où l’importance aussi des petits camarades à l’école, des copains ou des copines, qui permettraient à l’enfant des identifications allant dans ce même sens.
On serait aussi ici dans le moment du jeu de présence-absence, ce fameuxfort-dade la bobine. Cela serait aussi le temps de l’objet transitionnel de Winnicott.
Tout cela ne serait pas sans culpabilité envers la mère : la culpabilité de ne pas convenir à son attente. Pour conserver l’amour de la mère, cette culpabilité serait déplacée sur le père, décidément bien pratique.
La fonction paternelle permettrait ainsi à l’enfant d’entrer dans le sexuel et dans le désir.
Le père faisant son office auprès de la mère, il n’y aurait plus de doute sur l’inscription de sa place et de sa fonction.
Il pourrait alors prendre la forme fantasmatique d’une père violent, qui frappe, comme l’illustre le texte de Freud « Un enfant est battu ». Pommier dit à propos de ce genre de fantasme quelque chose d’intéressant. Il indique que la seule présence du père est déjà frappante, frappante par rapport aux manigances à l’œuvre entre la mère et l’enfant. Le seul fait de sa présence frappe l’unité mère-enfant pour ouvrir au trio œdipien.
Mais au père peut également être attribué une dimension de désir. L’entrée dans le désir sexuel qu’il permet lui confèrerait une composante séductrice. L’enfant tomberait ainsi dans le désir du père. « Désir du père » qui peut prendre place chez l’enfant de deux manières contradictoires :
- soit dans le sens du génitif objectif du « du », et alors « le désir du père » correspondrait au désir purement fantasmé que développe l’enfant à l’égard du père ;
- soit dans le sens du génitif subjectif du « du », et alors « le désir du père » correspondrait au désir (traumatique) que développe le père à l’égard de l’enfant, avec la séduction incestueuse par le père qui peut plus ou moins en découler effectivement dans la réalité.
Ces deux versions contradictoires du « désir du père » peuvent bien sûr coexister psychiquement pour l’enfant et vont chacune à leur manière être source d’autres contradictions quasi insurmontables pour l’enfant :
- si l’enfant développait un désir à l’égard de son père, cela le placerait déjà devant un risque de féminisation s’il est un garçon. Il y risquerait donc son sexe. Garçon ou fille, cela le mènerait de toute façon vers la voie de l’inceste et donc vers sa disparition subjective. Le désir entrerait alors ici en contradiction avec le désir ! Comment se sortir de cette contradiction ? Une solution5consisterait à venir détester une partie du père : une partie du père deviendrait détestée, justement parce qu’elle était désirée. Cette partie détestée pourrait alors se déplacer et engendrer une phobie que j’appellerais, pour des raisons de différentiation, une « phobie secondaire directe impulsive » : une phobie venant assister la fonction du père, permettrait à l’enfant de ne pas retomber, par régression, au niveau précédant de la menace de la jouissance maternelle. Ces phobies « secondaires directes impulsives » se centreraient particulièrement sur les objets qui rappellent l’enfant du père : la vermine, les petits animaux, la saleté ou sur les armes qui pourraient tuer le père. Il s’agirait de phobies d’impulsion propulsées par la haine du père aimé...Encore une fois, une limite psychique tenterait de se remparder à l’aide d’un déplacement dans la réalité.
- Si par contre c’est le père qui développait un désir à l’égard de l’enfant, il y aurait menace incestueuse par le père. Plus la séduction effective aurait d’intensité, plus le complexe paternel se scinderait en figures phobiques compensatoires : des phobies dites « secondaires directes répulsives » cette fois, venant suppléer au père et permettant à l’enfant de ne pas retomber, par régression, au niveau maternel. Cela concernerait particulièrement les phobies d’animaux représentant la dévoration par le père : loup, lion, cheval... Phobies de répulsions dont la haine chargerait l’enfant d’une forte culpabilité.
Pour compliquer encore les choses, un renforcement pourrait s’opérer. On trouverait cela dans la névrose obsessionnelle.
Il s’agissait jusque-là de phobies directes où la fonction du père n’avait pas laissé de doute quant à son effectivité castratrice première. Le père « prenait » suffisamment bien la mère pourrait-on dire. Mais s’il y avait un doute sur cela, si la fonction du père à l’égard du désir de la mère n’était pas certaine, ce qui pourrait se manifester dans la réalité par un père trop absent, ou par un père qui courrait en permanence après d’autres femmes par exemple. La mère pourrait aussi le manifester de son côté en attirant par exemple trop l’enfant dans des mises en scène de séduction sexuelle, par exemple aux toilettes, dans son lit ou dans son bain... une séduction ici qui viendrait de la mère.
S’il y avait un doute donc sur la virilité du père à l’égard de la mère, l’enfant aurait alors besoin d’avoir recours à l’invention imaginaire d’un père terrible interdicteur : un « père ogre » fantasmé6. Et il se pourrait très bien que ce père terrible fantasmé soit désigné un jour réellement comme tel dans la réalité par le discours de la mère : plus elle n’avait déjà pas choisi le père de la réalité comme satisfaisant initialement, plus il se retrouverait fustiger avec le temps, rejoignant dans le discours de la mère l’image du « père ogre » du fantasmé de l’enfant. Cela ne voudrait pas dire qu’il n’y a pas de mauvais père, mais cela relativiserait ce qu’on pourrait lui mettre trop facilement sur le dos.
Bref, toujours est-il que ce « père ogre » fantasmé pourrait faire secondairement retour sous forme d’une phobie dite « indirecte » chez l’enfant. Ces phobies se centrerait particulièrement sur les objets qui rappellent l’animalité castratrice du père : un rat, un loup, un lion...
On arrive donc à identifier déjà quelques niveaux différents de phobies7 :
-
les phobies primaires,
-
les phobies secondaires directes impulsives,
-
les phobies secondaires directes répulsives,
-
et les phobies secondaires indirectes.
Chacune prenant donc place à des niveaux différents de la structure. Et il y en aurait certainement d’autres... L’approche d’une phobie serait donc particulièrement difficile : l’objet phobique devant être considéré comme un symbole pouvant condenser en son sein plusieurs de ces niveaux. Pour le dire plus facilement, la phobie correspondrait à un mélange composé des éléments de ces différents niveauxi.
Pour résoudreiila phobie, il en irait du jeu signifiant pour la déplier, il en irait d’une mise en narration de l’histoire de l’individu pour retrouver les traumatismes parfois cachés derrière les souvenirs écrans. Il s’agirait de retrouver les différents niveaux pour que l’analysant s’y oriente, notamment concernant la construction de fantasmes de scène primitive, de scènes de séduction ou d’enfant battu. Il s’agirait d’y repérer leurs articulations à l’angoisse de castration pour permettre au sujet de dépasser ses contradictions et reconnaître que castration il y a.
Si on se focalise maintenant sur les phobies de prises de parole, la question de la parole est particulièrement intéressante puisqu’on pourrait proposer qu’elle renvoie directement au sujet. Un sujet est sujet parce qu’il a une parole propre (... ou sale ajoutera peut-être Jean-Richard Freymann). Une parole est une parole véritable que si elle est la parole d’un sujet. La difficulté d’affirmer sa parole dans une situation, de prendre la parole dans un certain contexte, serait-elle donc superposable à une difficulté d’existence qui se manifesterait pour le sujet ? Autrement dit, faudrait-il mettre dans ces cas le sujet entre guillemets, puisque si ce sujet était constitué, justement, il ne serait plus susceptible de se dissoudre, il ne serait plus phobique. Si cela pouvait être vrai, cela ne serait pas généralisable. Cela concernerait ceux restés bloqués au premier niveau évoqué précédemment. Ceux ne trouvant pas dans le grand Autre une référence à au moins un Père qui leur permettrait d’asseoir leur identité. C’est pour cela qu’ils feraient fonctionner leur phobie dite primaire, en tant que suppléance à cette référence absente.
Mais cela n’est pas généralisable pour toute phobie de prise de parole. Généraliser ce raisonnement en reviendrait à oublier les phobies secondaires. Car les phobies de prise de parole concernent rarement des gens qui n’accèdent pas à leur parole dans l’absolu. Cela semble plutôt se produire dans une situation particulière. Il s’agit en effet rarement d’une difficulté à parler « tout court », d’une parole non advenue, mais d’une difficulté à parler dans un contexte donné. Ce genre de phobie secondaire serait donc à prendre comme un symptôme sur mesure, un symbole condensé renvoyant aux différents niveaux évoqués précédemment, structurés selon l’histoire de l’individu. Il y aurait à chercher ce que vient condenser la situation phobique de prise de parole, à quoi renvoie la question de la parole pour cet individu, à quoi renvoie le contexte phobogène pour lui... Comme déjà dit, il y aurait à faire fonctionner le jeu signifiant, retrouver la construction des fantasmes de scène primitive, de scènes de séduction ou d’enfant battu, afin d’y dégager leurs articulations à l’angoisse de castration pour permettre au sujet de dépasser les contradictions qui l’empêchent de faire le pas, c’est-à-dire qui empêchent l’assomption de la castration. En cela consisterait l’enjeu du « pas à dire » phobique : passer du « (ne) pas dire » au « pas » des mots qui marchent au sein de sa parole dont il s’autorise.
1Intervention réalisée dans le cadre de la formation APERTURA « Les phobies aujourd'hui et les prises de parole », à Strasbourg, le 24 novembre 2021.
G. Pommier, Du monstre phobique au totem, et du totem au Nom-du-père - Dans la clinique lacanienne, 2005/1 n°9, p. 21 à 46, érès.
C. Melman, La phobie- Publié sur EPHEP (https://ephep.com).
C. Melman, Les conditions déclenchantes de la phobie - Dans « Les phobies » chez l’enfant : impasse ou passage ? (2013), pages 45 à 51
Dans le séminaire du 7 mai 1969, Lacan affirmait que « la phobie n’est pas un phénomène clinique isolé », en précisant que, plutôt qu’une entité clinique, c’est « une plaque-tournante » (D’un autre à l’Autre, leçon 16).
La conversion hystérique dans le corps serait ici une autre solution.
Nous pourrions considérer théoriquement ce « père ogre » comme l’héritier post-œdipien de la toute-puissance maternelle évoquée précédemment.
Les termes sont barbares mais cela permet de s’orienter par rapport à la place qu’elles prennent dans la structure.
« Les phobies de l’enfance témoignent du moment le plus contradictoire de la construction de l’Œdipe, et c’est seulement dans cette occurrence évolutive qu’elles constituent une entité clinique isolable, quoique pendant peu de temps. Tout aussitôt, elles se prennent dans une structure dont elles ne sont plus qu’une variable. La phobie fonctionne comme une plaque tournante, puis devient une partie d’un ensemble plus vaste qu’elle aura aidé à construire. Peut-être réduite à de minuscules entités, peut-être masquée par de multiples ratiocinations, on retrouvera les phobies dans les psychoses, les névroses ou les perversions. N’importe quelle forme clinique peut exposer son refoulé soit sous forme de somatisations, soit hors du corps sous forme de phobies (soit d’ailleurs les deux). Cette potentialité dépend du complexe paternel, qui intéresse à des titres divers toutes les structures.
… Examinons pour commencer cette « plaque tournante ». Ce qui angoisse d’abord le sujet, c’est la façon dont son corps entier est aliéné dans le désir de l’Autre maternel. Cet Autre, ou plutôt le manque de cet Autre sera l’occasion de la phobie primaire. Avec le manque, l’agoraphobie fonctionne comme une « première » phobie, au sens où, à la porte d’entrée de la plaque tournante qui va translater le refoulement primordial en refoulement secondaire, l’angoisse de la castration maternelle tire le sujet vers un vide dont il a horreur. Ce vide, qui forme l’arrière-fond de toute phobie, c’est l’angoisse du sujet d’être aspiré par l’identification à un phallus maternel absent. C’est cette phobie du vide qui se déclenche régressivement dans les névroses, lorsque le père chute de sa place et laisse s’ouvrir l’insondable gouffre de la demande maternelle. L’agoraphobie « primaire » est aussitôt incarnée par quelque objet. Le symbole phobique cristallise au point même où le signifiant manque. Un vide sans mot déclenche une agoraphobie du corps en situation de basculer dans ce man- que, qui l’aspire vertigineusement. Dans cette angoisse d’une chute imminente, une phobie sert d’abord de rambarde au corps.
… À l’orée de la plaque tournante, s’engage à pleine puissance le monstre total de l’angoisse de la castration maternelle, que l’angoisse de la castration par le père fait ensuite bifurquer selon les multiples voies fantasmatiques de la séduction ou de la scène primitive, jusqu’aux fines ramifications de l’hystéro-phobie. Au fur et à mesure que le père apparaît comme agent de la castration, cette phobie primaire se dialectise. Le trauma sexuel « du » père, éparpille le monstre d’origine, au point que l’on reconnaît à peine les rejetons phobiques dans les papillonnements fantasmatiques de la névrose, à proportion de l’angoisse.
...Freud dégage deux grands ordres de phobies : les phobies de situation et les phobies d’objet. Ces deux ordres retracent le devenir de la plaque tournante phobique : le corps entier est d’abord pris comme phallus maternel, et il n’échappe à l’angoisse qu’en tombant sous le coup de la castration par le père, qui concerne cette fois-ci le pénis. L’angoisse de la castration maternelle ouvre un gouffre, aussitôt déplacé vers l’agent de cette castration, un père. Cette angoisse de second ordre abandonne le vide où le corps est pris « en situation » pour s’extérioriser en objets phobiques. La phobie de situation concerne le corps dans l’espace (qui est toujours celui du grand Autre) et précède les phobies d’objet, qui ne les élimi- nent pas. Elles peuvent réapparaître à des moments d’angoisse particuliers...
… Les phobies d’objet s’élaborent à partir des symboles des traumatismes de l’histoire selon le feuilletage de la névrose infantile, et elles prennent leur régime de croisière à l’age adulte. Elles s’appuient sur des symboles à multiples connexions (régressives et progressives) et rien n’est plus variable par exemple que l’origine des phobies d’animaux (Tierphobie). Un animal de légende sort de son récit, ou bien un animal familier se défamiliarise. Il condense plusieurs chaînes, et peut grimper à lui seul les différents degrés de la phobie. Le cheval du Petit Hans, par exemple, peut mordre, menaçant d’avaler le corps tout entier. Il peut tomber, tirer une charrette, symboliser les scénarios qui formalisent l’angoisse de castration, jusqu’à représenter le père lui-même, faisant ainsi ressortir « l’essence remarquablement diffuse et aussi bien si strictement déterminée de la phobie ». Le cheval est devenu l’objet de prédilection de « l’attitude ambivalente envers le père ».
… L’angoisse de la castration de la mère enclenche l’horlogerie phobique qui, après un tour de cadran, met le père en position d’agent de cette castration, selon un nouvel avatar qui utilise le même animal phobique. Au début du « Petit Hans », le cheval est d’abord lié à la mère 9, puis il incarne le père.
… La dynamique de la phobie va de l’angoisse du vide à l’angoisse de « quelque chose » de vivant, qui capitalise plusieurs lignes de pensées contradictoires synchroniquement et diachroniquement. L’objet phobique est incompréhensible, parce qu’il fonctionne en même temps sur plusieurs tableaux, allant de l’aliénation maternelle aux contradictions du complexe paternel. Mais il met ainsi en scène un père violeur qui plonge dans la régression, de sorte que, d’autre part, son enveloppe formelle pulsionnelle (surtout orale et scopique) remémore l’angoisse de la castration maternelle. En somme, et tout comme le symptôme, l’objet phobique a un pied dans l’enfance, et l’autre dans l’âge adulte.
… Pourquoi un certain objet cristallise-t-il brusquement en phobie ? Lorsqu’arrive le moment où s’impose une angoisse de ce qui n’a pas de nom, ou une contradiction aussi incompréhensible que l’amour et la haine, le sujet s’absente de ce dilemme qui le dépasse, et dans ce moment d’absence, le problème se transpose au dehors. « Lui-même » se retranche d’une énigme qu’il ne comprend pas. Le sujet s’est lâché lui-même, et se retrouve au- dehors dans ses sensations, qui cristallisent ainsi sur un objet. Ce n’est donc pas simplement que le sujet opérerait une division pratique entre l’amour de son père et la haine projetée sur l’objet phobique. C’est plutôt que l’objet reprend à son compte l’ensemble du problème posé, et reste aussi incompréhensible que lui...
… L’angoisse trouve dans l’objet une cause qui la fixe et délimite l’espace. La phobie s’étage d’une phobie primaire à une phobie secondaire qui, lorsqu’elle régresse, ne retombe pas purement et simplement dans le premier genre, dont elle emprunte seulement la formalisation pulsionnelle (par exemple, un loup – paternel, sodomise par dévoration – pulsionnelle). On peut généraliser ce constat en montrant que les phobies de l’adulte ne sont pas en continuité avec celles de l’enfance, ou plus exactement que, une fois passée la fin de l’adolescence, il se produit un changement qualitatif irréversible des mêmes matériaux. C’est que le traumatisme sexuel du père devient à ce moment seulement « compréhensible », au sens de la jouissance sexuelle qu’il comporte, tout du moins. En ce sens, il existe des phobies qui sont propres à l’adolescence, comme la phobie du sang, l’érythrophobie, les dysmorphophobies, ou des phobies liées aux modifications corporelles. Elles sont liées à l’avènement d’une jouissance sexuelle totalement différente de celle de l’enfance, perverse polymorphe. Quelles que soient leurs enveloppes formelles, elles n’en jouent pas moins une répétition générale de l’affrontement avec le père, dont le dénouement est parfois incertain.
… Il arrive ainsi qu’une phobie se développe tardivement. Après tout, c’est pendant la vie entière que frappent des traumatismes articulés à ceux de l’enfance (c’est même la définition de la névrose « adulte »).
… Le complexe de castration est bien un véritable nid de guêpes, qui articule les uns aux autres les différents fantasmes fondamentaux. C’est non seulement au fantasme de « l’enfant battu » que s’articule la scène primitive, mais à la séduction. Le fantasme de séduction impose lui aussi une épreuve inextricable, puisque la violence du père engendre un désir impossible. La castration fait craindre au phobique les conséquences de son propre désir . En effet, le désir voudrait que, sous le coup de cette séduction, l’enfant accepte de perdre son genre, s’il est un garçon. Ou plus gravement de perdre son existence subjective (la vie) s’il est un garçon ou une fille (sous la menace de l’inceste, qui est une sorte d’assassinat sexuel). Que faire ? Aimer le père, ou le tuer après avoir risqué d’être tué par lui ? La bipartition des fonctions paternelles résulte de cette épreuve. En ce sens, la phobie extériorise la fonction castratrice et séductrice du père et elle n’est pas un signifiant, mais la condensation de signifiants contradictoires. La névrose infantile ne peut résoudre le dilemme de la séduction. Elle tourne en rond dans son aporie et s’enfonce dans ce mouvement vertigineux, tant que le suffixe de la phobie ou de la conversion ne la fait pas entrer dans l’espace-temps de la latence.
… La double face de l’objet phobique des névroses correspond à ces deux tranchants du complexe paternel : ou bien aimer le père, et dans ce cas risquer la sodomie, ou bien l’éliminer, et dans ce cas son absence enclenche une chute en abîme régressive. Le phobique est en quelque sorte coincé entre ces deux lames. Les schématisations habituelles du complexe d’Œdipe considèrent seulement son résultat, et ne permettent pas de comprendre facilement ce coinçage. »
(G. Pommier, « Du monstre phobique au totem, et du totem au Nom-du-père », dansLa clinique lacanienne, 2005/1 n°9, érès, p. 21 à 46.)
Gérard Pommier explique que chez l’enfant, l’issue de la phobie serait de tisser des liens avec ce qu’il appelle un totem. Il y aurait constitution d’un totem phobique. L’enfant s’identifierait alors à son totem équivalent au véritable nom du sujet, avant de s’identifier à son patronyme (« pour peu que la mère y consente »). Cette identification résoudrait la crise insurmontable de la castration dans un autre registre, grâce à la prise du nom. Cela ouvrirait d’autres problèmes, solubles dans l’action.
Voilà les passages concernés :
« On l’a rappelé, « angoisse de castration » signifie d’abord être avalé par le vide de l’Autre, puis subir une sorte de sodomie paternelle, et c’est le seul sens du rapport sexuel dans la sexualité infantile. Mais ce père violeur né de l’amour ne parvient jamais à ses fins : il tombe en route. Il meurt du désir en voie de réalisation, puisque le coït paternel le déchoit aussitôt de sa fonction de père. « Fantasme parricide » est une expression un peu grandiloquente qui entraîne souvent des réticences. Elle est plus claire lorsqu’elle est articulée au désir sexuel lui-même (par exemple à l’orgasme). Le père meurt par les armes qui le firent vainqueur. Moment d’une chute qui est aussitôt régression dans l’espace pulsionnel maternel – jouissance du corps si l’on veut, mais seulement jusqu’à un certain point – chute jusqu’à la dévoration dans les bras de Chronos, du diable à mamelle. La phobie oscille ainsi entre la dévoration, et le regard qui reconstitue la scène phobique elle-même 39. Rien n’illustre mieux un tel contenu que les strates du complexe de castration. Et comme cette situation, pourtant source de jouissance, met la vie en danger (l’inceste avec le père, c’est mourir d’avant sa vie) elle est retournée en vœu parricide. Si le sujet y arrive ! La métamorphose de la bestialité du père en animal phobique est en quelque sorte un préliminaire de son exécution. L’objet phobique est en ce sens un Totem du père sexuel. Ce père totémique trouve son appui, moins sur le papa de la réa- lité, que sur sa défaillance, incarnée en un monstrueux contraire de surpuissance. L’animal élu de la phobie, source d’angoisse, l’est aussi de la vindicte. Et comme cette haine représente le vœu parricide déplacé dehors sur la part castratrice du père, l’animal phobique est ainsi raccordé au Totem. Ce ne sont pas les rituels religieux ou guerriers qui suffisent à exorciser ce Totem, car il naît au plus intime du sujet. À dire vrai, il s’agit de la certitude du sujet lui-même. Car qu’est-ce qu’un sujet, sinon cette existence qui s’affirme presque malgré elle, de ne trouver nulle solution aux contradictions de son désir ? Le « sujet » est d’abord celui du désir, celui d’une existence forcée, en exil de contradictions sans solution et même informulables. Le Totem phobique symbolise en ce sens l’existence du sujet : il est son premier nom. Et ce totem devenu le nom secret du sujet, va s’échanger contre le nom du père qu’il aime, pour prix de sa culpabilité parricide. C’est grâce à cette caractéristique appellative qu’il va se résorber, bien mieux que grâce à la liturgie obsessionnelle ou à la geste guerrière. Le nom totémique ne ressemble pourtant pas à son patronyme. Mais ce dernier en a la même valeur, pour peu que sa mère en ait fait le symbole de sa phobie de son propre père. De sorte que ce nom du Totem va se troquer contre un autre à l’occasion des dernières passes d’armes du complexe d’Œdipe, et c’est ainsi que la phobie s’évapore, lorsque le sujet s’identifie au père qu’il supplante. Il a alors échangé le nom de son Totem, qui fut d’abord objet phobique, contre celui de son père. À cette condition, il peut prendre le nom qui lui a été donné. Un nom est donné à la plupart des enfants, mais ce n’est pas parce qu’ils le reçoivent qu’ils le prennent. Pour cette « prise de nom », un combat avec le père s’ordonne, et de l’issue de cette lutte dépend l’adéquation du sujet à son corps de jouissance, comme à la grammaticalité de ses phrases. Les conditions de possibilité de la « prise du nom » ne sont pas toujours réunies, la plus visible d’entre elles étant que la mère ait adopté le même Totem (le même nom du père) que celui que va prendre le fils ou la fille. Si ce n’est pas le cas, l’objet phobique aura quelques difficultés à se totémiser, son refoulement équivalant à son échange avec le patronyme. Il s’agit d’un refoulement dans un sens très particulier, car il concerne d’abord un échange. Le sujet troque son Totem secret contre le nom patronymique, et à la faveur de cette « père-mutation », la phobie d’origine est oubliée. Par la même occasion, le vœu parricide est refoulé, et ne demeure que la forme de reconnaissance du père procédant du don du nom. Le nom du père porte en lui le fossile phobique (par exemple, en son plus intime, un sujet s’appelle « l’homme aux loups » ou « l’homme aux rats »). Puis il échange et donc refoule ce nom contre le nom de son père (son patronyme), et cela, beaucoup plus facilement si sa mère a fait avant lui cette opération. L’objet phobique s’oublie au profit du patronyme, à proportion du désir de la mère pour le père. Les noms patronymiques s’originent à l’évidence de noms totémiques. Et les noms totémiques, d’où viennent-ils ? Ils furent d’abord objets phobiques représentants du père castrateur, et à ce titre devenus pure fonction, ils perdirent toute connexion avec quelque chose que ce soit. Le Totem relègue ainsi le monde maternel de la pulsion : il est désormais propre à dénoter un sujet dont la caractéristique existentielle est de rejeter la pulsion. Il ne représente aucune chose en particulier, et en ce sens, il fait trou dans le réel pulsionnel. Un nom propre représente un sujet, qui s’affirme d’abord en niant qu’il soit un objet. La phobie montre un symbole, d’abord celui du manque dans l’Autre – son vide – puis symbole de ce qui symbolise ce manque – le nom du père. Un symbole est requis lorsque plu- sieurs significations se recoupent et qu’on ne peut exprimer autre- ment que grâce à lui leur écheveau. Par exemple, une image de rêve est souvent le symbole de plusieurs chaînes de souvenirs. La phobie éclaire en un sens beaucoup plus profond que le rêve la fonction du symbole, qui n’est pas un signifiant (ni d’ailleurs un signifié). Au contraire, son symbole premier est l’ouverture angoissée sur la signification phallique, et secondairement, le même symbole vient clore cette signification, translaté en nom propre par le truchement du Totem. Le Totem, pas davantage que le sujet qui s’y fie, ne sont des signifiants. Le nom du père est d’abord lui aussi un symbole. Entre l’ouverture sur le symbole phobique et sa fermeture, le sujet s’efforce de comprendre la cause de son angoisse : la parole et la pensée se déploient en fonction de ce plus intime, de ce si intime, qu’il vaut finalement comme le nom même de ce sujet à l’issue de la plaque tournante. Ce nom particulier que prend le sujet lorsqu’il s’approprie son corps de jouissance, c’est celui de sa phobie qu’il totémise, puis patronymise. Le nom propre n’est pas simplement une signature, ou un point de capiton discursif. Être à la hauteur de son propre nom (l’honneur, si l’on veut) pousse en avant la pensée. Le patronyme est en ce sens causal. La pensée justificatrice, le déploie- ment signifiant, fonctionnent dans l’après-coup d’un symbole qui, certes, résulte d’un rapport au signifiant, mais n’en est pas un lui-même. Du déploiement phobique à la prise de nom, l’angoisse du néant se translate en anéantissement du père, acte fantasmatique dont la culpabilité peut régler ses dettes à la petite semaine. »
G. Pommier, « Du monstre phobique au totem, et du totem au Nom-du-père », dansLa clinique lacanienne, 2005/1 n°9, érès, p. 21 à 46.