Nicolas JANEL- 11 Avril 2014.
Vous le verrez, je viens surtout avec des questions à partir de ce que j’ai pu constater. A commencer par cette observation : se retrouver chez l’analyste aujourd’hui, semble relever souvent davantage d’un concours de circonstances malencontreuses dans la vie d’un individu, que d’une demande1 pouvant faire office de « germe d’affirmation ». C’est-à-dire qu’après avoir déjà subi les aléas de la vie qui le mènent à consulter, l’individu semble souvent se retrouver emporté dans une logique de consommation de thérapies multiples et variées, qui prolongent l’état d’aliénation qui l’avait poussé à consulter. Dans tout ce parcours, d’un point de vue structural, c’est la même chose. L’individu reste objet, sa qualité de sujet reste plongée dans une certaine aliénation. Le sujet, qui n’était peut-être qu’en germe, se retrouve perdu. La question de son existence reste alors problématique. L’élaboration d’une demande désirante, allant déjà dans le sens d’une séparation est rarement favorisée avant la rencontre avec l’analyste. L’analyste qui reçoit cet individu après x thérapies se retrouve alors avec son désir, pour tenter d’offrir les conditions de possibilité qu’émerge une prise de parole singulière. Il y a tout un contexte à défricher, il y a à se demander quelle glu supplémentaire aurait pu être ajoutée par les thérapies déjà tentées. Et avant les questions de la demande analytique, du transfert symbolique, se pose la question de l’offre qui devient presque nécessaire. C’est à l’analyste, pour reprendre une phrase célèbre de Lacan, de réussir ce que dans le champ du commerce ordinaire, on voudrait pouvoir réaliser : « avec de l’offre, créer de la demande2», mais désirante cette fois !Alors comment ?
Il semble nécessaire que le patient puisse se brancher sur ce qu’il sent de neuf. Peut-être un au-delà du principe habituel de la jouissance « désubjectivante » qui le gouvernait jusque là. Un au-delà que l’analyste peut lui proposer, et non lui demander3, l’ayant connu lui-même, par son analyse personnelle, que l’on qualifie dans l’après-coup, de « didactique ». N’est-ce pas ainsi que l’analyste se retrouve avec son désir d’analyser ? Autrement dit, pour sortir de ce système qui l’aliénait jusque-là, le patient n’aurait-il pas à suivre la trace du désir de l’analyste? L’analyste ayant lui-même emprunté cette voie de sortie de la jouissance, si l’on peut dire, pour devenir sujet. Après, la technique semble suivre le mouvement. Une praxis en résulte, qui ressort dans la pratique comme une adaptation, comme une version, à chaque fois au cas par cas, du désir de l’analyste qui rencontre « sur mesure » le futur analysant, à travers le prisme de la théorie à laquelle se réfère explicitement et implicitement l'analyste. Avec le désir d’analyser s'opère par exemple un souci constant de décoller le discours latent du discours manifeste, ou une volonté de laisser place à la différence absolue, ou encore l’énonciation de la règle fondamentale qui permet justement, de nouer4 le désir de l’analyste à la libre association du futur analysant.
La question à se poser semble alors être celle-ci : Comment se créé ce passage d’une autre logique, celle du désir, d’une subjectivité à une autre ? Comment le désir de l’analyste va-t-il permettre à celui qui consulte, d’accéder à sa propre existence désirante ?
Pour tenter d’y répondre, je suis parti de l’idée de Lacan, qui formule dans ses quatre discours, qu’avec le discours analytique, on produit du S1, du « signifiant maître », c’est-à-dire un nouvel ancrage. Et comme j’avais5 travaillé les questions de l’ancrage chez le nouveau-né, je suis retourné voir les différentes hypothèses explorées pour ce mythe des origines. L’idée étant ensuite, de transférer ces hypothèses à un autre temps originaire, celui de la cure analytique. Autrement dit, celui des entretiens préliminaires.
Alors tout d’abord, en partant d’Althusser et de son hypothèse du « surgissement de la structure6 », il y a l’idée de l’identification7 qu’on peut questionner dans l’origine de la cure. Mais dans ce cas, il s’agirait d’une identification au « désir de l’analyste ». C’est-à-dire identification à l’ordre désirant lui-même, dont l’analyste ne serait que le porteur. Je n’ai pas dit identification au Moi de l’analyste, mais identification à la logique désirante elle-même, en tant que structure légitimée par le manque.
Cela reste énigmatique et risque de porter à confusion avec la tant décriée « identification au Moi de l’analyste ». Il faudrait au moins préciser de quel type d’identification il s’agit. Peut-être celle à un trait particulier de l'analyste, peut-être cet « x » qui reste en absence, témoignant d'un certain rapport de l'analyste au désir? Cela serait à développer.
Ensuite, en passant par l’hypothèse de la « genèse de la structure8 » : le résultat serait de dire que dans toute parole adressée au semblable, il se remettrait en circulation de manière coexistante et disjointe à la fois, comme sur les deux faces d’une même bande de Moebius:
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d’une part le pôle de l’aliénation qui serait le monde de la signification, de la complète compréhension de l’un et l’autre, de l’indistinction, dans un monde où il n’y aurait pas de possibilité d’existence, à partir d’une accroche première d’un signifiant venant du grand-Autre (le fameux S1) sur le réel du corps jouissant9.
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Et d’autre part, le pôle de la séparation où s’opère l’existence de celui qui parle, à partir d’une dénégation sur l’origine des signifiants venant du grand-Autre10.
A chaque prise de parole avec l’analyste, l’enjeu serait de relancer toute la dynamique de ce double processus, et au passage, de remobiliser ce qui n’a pas fonctionné. Et vous voyez qu’il y a également la dimension du réel du corps qui est en jeu. Le réel du corps se confronte aux signifiants du grand-Autre, signifiants de l'Autre qui accrochent justement la jouissance du corps. C’est ce qu’il se passe sur une des faces de la bande de Moebius, pendant qu’en même temps, sur l’autre face de la même bande, le sujet s’approprie ces signifiants. Le corps a donc toute son importance dans une prise de parole.
Concernant les entretiens préliminaires, Lacan précise justement que « le corps est le fondement du discours11 ». Il qualifie le début des entretiens préliminaires de « jouissance de corps à corps12 ». Puis, il parle de « surdétermination signifiante13 ». La jouissance, quand elle émerge, se trouve prise et organisée par un discours que le sujet doit s’approprier.
Les implications pratiques sont importantes, puisqu’avec le téléphone et internet, vous savez que de nombreuses thérapies à distance sont proposées. Or, avec ce que je viens de dire, on pourrait en conclure qu’il n’y a pas d’analyse sans corps à corps. Autrement dit, on ne pourrait pas débuter une analyse sur « skype » par exemple, entre un patient au Groenland et un grand analyste parisien.
Voilà pour mes quelques propositions déduites à partir du mythe des origines chez le nouveau-né. L’idée de la transposition sur les origines de la cure vient de certaines critiques concernant le mythe des origines chez l’enfant, notamment celle qui stipule qu’ « on peut très bien dire, au regard de l’analyse, qu’il n’y a pas de désir constitué au départ. Il y en a les germes… Mais le désir, au sens où on l’entend, se constitue dans la cure, il n’est pas déjà là14. »
Les paramètres du désir seraient déjà là, mais il serait nécessaire que ce désir se constitue dans le transfert analytique. Le désir serait « l’effet d’une opération constituante, et non pas constituée15 ». Cela rejoint l’idée qu’avec le discours analytique, on crée un nouvel ancrage.
Concernant la place des entretiens préliminaires, l’analyste n’ouvrirait donc pas sur une retrouvaille de quelque chose qui aurait déjà été là, mais il ouvrirait sur une production, dans le sens d’une création. Il ne s’agirait pas pour l’analyste de procéder à une « archéologie du désir16 », mais à sa création. Il s’agirait de créer un nouvel ancrage, à partir de la supposition que cela aurait déjà existé, alors que ce serait seulement dans l’après-coup que cela existerait. Une sorte d’ancrage préexistant inexistant qui se créerait dans sa recherche elle-même. Un ancrage qui préexisterait rétroactivement.
Autrement dit, ça serait en cherchant quelque chose d’inexistant que se produirait l’existence elle-même de l’ancrage, puis du désir, du fantasme, etc.
La fonction des entretiens préliminaires serait ainsi celle d’une ouverture vers cette voie de la création. Ce qui ne veut pas dire que l’analyste doit empêcher le futur analysant de rechercher. Au contraire, c’est bien parce qu’il va cherche « quelque chose » qui n’existera qu’après l’avoir cherché, qu’il pourra produire justement quelque chose d’autre en cours de route. Ce « quelque chose » apparaît d’ailleurs comme une des causes du transfert, puisque ce « quelque chose » va être supposé su par l’analyste, et s’inscrire dans une recherche de jouissance supplémentaire. Pourquoi ?
Car, si on sait l’inviter à prendre la parole - c’est justement toute la question des entretiens préliminaires - le patient qui se met à parler, constate qu’il en dit plus long qu’il n’en sait quand il parle. Une déduction s’opère : en disant « ce qui passe par la tête », en disant « n’importe quoi », que cela soit énoncé avec la règle fondamentale ou que ça reste en arrière plan, le patient fait le constat que ce « n’importe quoi » se règle, sans pour autant qu’il le décide, comme en écho à une part de lui-même qu’il méconnaît.
Ainsi, celui qui s’engage dans l’analyse, semble déduire que puisqu’il y a un savoir qui lui échappe, un sujet est supposable à ce savoir. C’est ce qu’il déposera sur l’analyste qui prendra place dans la réalité de son inconscient en apparaissant par exemple dans ses rêves. Et ce savoir est un savoir qui se rattache à la jouissance de celui qui parle. C’est pourquoi l’analyste qui est supposé avoir un tel savoir est aimé, comme si l’amour venait au défaut de la jouissance. Par conséquent, parce qu’il y a une question initiale sur la jouissance, jouissance dont un savoir est supposé répondre, le résultat de la prise de parole est l’amour de transfert17.
Lacan précise que l’analyste : « en corps, installe l’objet a à la place du semblant18 ». Il y a encore - c’est le cas de le dire - cette histoire de corps qui revient. L’analyste doit alors soutenir ce dépôt. Cela renvoie à l’accroche du réel au corps, par les signifiants du grand-Autre, c’est-à-dire à l'ancrage du S1, dans la genèse de la structure. Comme si un des enjeux principaux des entretiens préliminaires était de permettre cette accroche à partir de la jouissance. Une fois cette accroche sur la jouissance permise, c’est-à-dire une fois le transfert établi, « l’analyste se mettant à l’écoute de son patient, il se produit un dire, qui va signer l’entrée de l’individu dans le discours, et va lui permettre de repérer où il est, comment il se situe comme objet dans le dire19. » L’individu passe ainsi du statut d’objet aliéné dans les signifiants de l’Autre à celui de sujet séparé, utilisant les signifiants à son propre compte.
Il se retrouve davantage acteur de son existence, il « ne sera plus sans avoir son mot à dire » dans ce qui lui arrive (double dénégation20).
Voilà pour quelques pistes concernant les entretiens préliminaires.
1La caricature, qui fait bien comprendre l’enjeu, est celle de la demande faite par un tiers : Freud l’illustre fort bien dans son article de 1920 « à propos de la psychogenèse d'un cas d'homosexualité féminine » (texte traduit par Lucien Israël dans son livre « initiation à la psychiatrie, p.262): par exemple, « des situations comme celle d'un homme qui veut construire et qui commande à l'architecte le village conforme à ses goûts et ses besoins; ou celle du pieux donateur qui se fait confectionner par l'artiste une image de saint, en ménageant dans un coin son propre portrait en dévot, sont fondamentalement incompatibles avec les conditions de la psychanalyse. Il arrive certes tous les jours qu'un époux s'adresse au médecin : ma femme est nerveuse, c'est pourquoi elle s'entend mal avec moi ; guérissez la afin que nous puissions à nouveau mener une vie conjugale heureuse. Mais il s'avère assez souvent qu'une telle commande ne peut être exécutée, c'est-à-dire que le médecin ne peut produire le résultat pour lequel le mari souhaitait le traitement. Aussitôt que l'épouse est libérée de ses inhibitions névrotiques, elle impose la séparation du couple dont le maintien était possible qu'au prix de la névrose.
Ou bien des parents qui demandent que l'on guérisse leur enfant parce qu'il est nerveux et indocile. Ils entendent par enfant en bonne santé celui qui ne provoque aucune difficulté et dont ils peuvent tirer leur joie. Il se peut que le médecin réussissent à rétablir l'enfant, mais après la guérison, il suivra plus délibérément encore ses propres chemins et les parents se trouveront dans une situation bien plus insatisfaisante qu'avant. »
Israël d'en conclure: « une thérapeutique entreprise à la demande d'un tiers ne devrait se faire qu'avec les plus grandes réserves. Elle est source de tous les déboires. Ce n'est guère que dans le cas de certaines grandes psychoses que l'entreprise du traitement relèvera de la responsabilité du médecin, sans que le patient soit en état de formuler une demande. »
2« J’ai réussi en somme ce que dans le champ du commerce ordinaire on voudrait pouvoir réaliser aussi aisément: avec de l’offre j’ai créé la demande. » Jacques Lacan- Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 617.
3Quand j'utilise le verbe « proposer », c'est dans le sens de l'offre déjà évoqué, pas de celui d'une demande de l'analyste lui même. Sinon, on le comprend assez facilement, on retombe dans un système d’aliénation, on enferme à nouveau le patient dans un discours qui ne serait pas le sien, mais celui de l'analyste qui deviendrait le x + unième thérapeute à causer la perte du sujet.
4« La mise en place de la règle fondamentale institut le cadre conceptuel de la cure à partir de ce qui fait règle analytique pour l'analyste. Ainsi, dans cet écheveau que l'analyste propose sous forme de directives, se trouvent nouées ses conceptions implicites et explicites concernant le transfert, sa conviction dans l'inconscient et ses points de théorisation concernant le devenir d'une cure et la fin de l'analyse. »
(J.-R. Freymann, De la deuxième règle à la règle fondamentale – In: Apertura n°1, La règle fondamentale en psychanalyse (1987), p. 13.)
5N. Janel,
-Prise en charge des psychoses et place de l'angoisse (2013), In: nicolasjanel.over-blog.com;
-Structure névrotique (hystérique) et société (2012), In: nicolasjanel.over-blog.com;
-Synthèse et critique (2011) du travail de thèse « Place de la psychanalyse en psychiatrie, de la parole et de ses effets dans une pratique hospitalière en psychiatrie », In: nicolasjanel.over-blog.com;
-La subjectivité et sa structuration langagière ( P.87-112), In: travail de thèse en médecine intitulé « Place de la psychanalyse en psychiatrie, de la parole et de ses effets dans une pratique hospitalière en psychiatrie (2010) ».
6L. Althusser (1964), Écrits sur la psychanalyse, Freud et Lacan, Éditions STOCK/IMEC, 1993, p. 103-105.
7Dans cette hypothèse, l'enfant rencontre un ordre sensé et rationnel qui est déjà installé : l'ordre symbolique ; dont les parents ne sont que les porteurs. Il s'opère une reproduction du langage déjà existant dans le milieu où l'enfant apparaît. C'est à dire qu'auparavant il y a bien une structure « externe », à laquelle l'enfant se trouvait assujetti à partir d'un discours ambiant. Et tout à coup, cette structure se met à fonctionner sous la gouverne d'un « je ». Et ce passage du nourrisson soumis aux besoins, à l'individu affecté d'un inconscient, se fait par identification. (cf. P. Koeppel (2006), René Diatkine/Louis Althusser : un débat entre genèse et structure, conférence du 16/10/06, Strasbourg .)
8Cette hypothèse, à la différence de celle du « surgissement », s'illustre à partir du cri. Dans ce cas, l'idée est que l'enfant rencontre la perception d'autrui (l'Autre maternel) qui reconnaît et entérine le sens du cri, par une « interprétation (adultomorphique) organisatrice » qui fait entrer l'enfant dans le monde du sens ( cri = faim). Il s'agit d'un « hameçonnage » - il faut imaginer une canne à pêche avec son hameçon, du réel du corps de l'enfant par les signifiants de l'Autre maternel. L'Autre « hameçonne » un S1 ( signifiant maître) sur le corps de l'enfant, à partir de quoi, on peut construire toute la genèse de la structure signifiante pour le sujet, dans son lien à l'Autre, avec les phénomènes de déplacement et de condensation qui tissent, au fur et à mesure du développement, la structure. ( cf. R. Diatkine, Agressivité et fantasmes d’agression, intervention prononcée au 25e Congrès des psychanalystes de langues romanes et publiée dans le tome XXX de la Revue française de psychanalyse, n° spécial, 1966). S'y adjoignent les concepts freudien de « jugement d'attribution et d'existence », et les concepts lacaniens « d'aliénation-séparation » (cf. G. Pommier, (1983), D'une logique de la psychose, p. 35-50, Paris, Eres).
9G. Pommier, (1983), D'une logique de la psychose, p. 36, Paris, Eres.
10G. Pommier, (1983), D'une logique de la psychose, p.37, Paris, Eres.
11J. Lacan, …Ou pire, le savoir du psychanalyste ( 1971-72); http://www.valas.fr/IMG/pdf/s19.ou_pire.pdf.
12Ibid.
13Ibid.
14J.- R. Freymann – La naissance du désir – Strasbourg, Arcanes érès, 2005, p. 11.
15Ibid.
16Ibid.
17G. Pommier, (1983), D'une logique de la psychose, p. 265-267, Paris, Eres.
18J. Lacan, …Ou pire, le savoir du psychanalyste ( 1971-72); http://www.valas.fr/IMG/pdf/s19.ou_pire.pdf.
19M. Safouan - Lacaniana, les séminaires de Jacques Lacan ** 1964-1974 – p. 278, Fayard, 2005.
20G. Pommier, (1983), D'une logique de la psychose, Paris, Eres, p.35-50.