La complétude amoureuse (Nicolas Janel, 04-06-2021)1
Pour le thème d'aujourd'hui : « Amour et transfert », je suis repassé par un rapide « butinage » sur quelques mythes amoureux2… J'étais peut-être déjà orienté vers une idée avant cela, mais je trouve qu'elle n'a pas trop été contredite. C’est l'idée, qui renvoie d'ailleurs peut-être plus à la passion amoureuse qu’à l'amour : l'idée d'une certaine complétude recherchée.
Cette complétude pouvant se faire par exemple soit par une forme de retrouvaille du même chez l'autre, soit par complémentarité parfaite entre les deux amoureux à partir de ce qu'il leur manquerait. Il y a en tout cas une logique de l’Un, qui exclut la question de la division et donc du sujet. Mais, et heureusement pour le sujet qu'il y ait un « mais », la passion irrésistible qui en serait l'apogée se retrouve à chaque fois empêchée. Car elle contrevient par exemple aux volontés des dieux, ou aux lois sociales, ou codes moraux en vigueur. L'amour complet se retrouve alors toujours entravé. Presque comme si l'entrave en était la condition. Et ce n'est éventuellement que dans la mort que l'impossible peut se réaliser, mais finalement pas vraiment, tel le symbolise l’enchevêtrement du rosier et de la vigne en tant que restes des corps de Tristan et Iseut… corps qui pourraient enfin s’entrelacer.
Alors, à quoi nous renvoie cette recherche de complétude ? N'est-ce pas à la première dimension du transfert, qu'on appelle amour de transfert avec sa dimension narcissique ?
Je m'explique. Par rapport à la constitution de l'amour, l'hypothèse de Lacan repose sur le phénomène de substitution de place entre celui qui aime (Erastes) et celui qui est aimé (Eromenos). Quand vous tendez la main3vers le fruit tant attendu, et qu’au moment de saisir ce fruit, surgit de ce fruit une main qui saisit la vôtre... Il y a substitution, renversement des places. Lacan présente cela comme une métaphore qui produit une nouvelle signification qui serait l'amour. Le dispositif analytique induirait cela. Le patient, peut-être initialement en position d’Erastes, c'est à dire en position de celui qui aime, qui demande, va vers l'analyste pour telle ou telle raison. Il rencontrerait alors une prise en compte, une écoute. Sans qu'il y ait réponse à la demande qui obturerait toute la suite, cette prise en compte qui concerne en fait la question du sujet et du désir, leurrerait le patient en le mettant en place d’Eromenos. Cette substitution de place serait telle une métaphore qui produirait l'amour. Autrement dit, revendiquant le droit d'être aimé, le patient se ferait l'aimable qu'il aime… Il y aurait constitution d'une forme d'amour plutôt narcissique. Un amour qui renvoie à soi-même (« soi m’aime ») bien que passant par un autre.
Cette quête amoureuse pourrait se concevoir comme une tentative de combler un défaut de jouissance via le narcissisme. La question de l'image du Moi faisant croire à une possible complétude résonnerait ainsi, en écho, à une jouissance perdue où le manque n'avait pas sa place. Comme la complétude et justement ce qui manque, en raison de ce qui pourrait faire défaut chez celui qui vient demander quelque chose, on comprend le célèbre aphorisme de Lacan : « l'amour, c'est donner ce qu'on n'a pas… à quelqu'un qui n'en veut pas ». Autrement dit, on viendrait demander une complétude sans l’avoir, en tentant de se faire complet auprès d'un autre qui pourrait justement nous apporter cette complétude. On s’identifierait aux objets d'amour supposés de l'Autre et on engluerait notre désir dedans. Tout cela sur un fond de supposition que cet Autre serait d'une certaine manière, quant à lui, bien complet, idéal.
Après le passage par différentes formes d'identification aux objets d'amour appartenant au registre du moi, le désir de l'analyste4permettrait une opération qui ouvre sur la découverte d'une autre identification qui ne serait plus une unification, mais qui équivaudrait à l’introjection d'un manque, un manque constitutif de la chaîne signifiante du désir. L’analyste aurait à soutenir la question du désir au-delà des collages transférentiels, à partir de ce qu'il a lui-même découvert à travers sa cure dite didactique. Autrement dit, au-delà de l'amour de transfert, c'est l'affirmation du lien du désir de l'analyste au désir du patient qui permettrait le transfert analytique et le déroulement de la cure. À partir de l'amour narcissique, l'analyste permettrait ainsi la découverte du désir.
En résumé, l'opération analytique fondamentale serait de maintenir la distance entre le point d'où le sujet se voit aimable, et la question de son désir inconscient. Ce maintien de la distance, en écho aux entraves et aux impossibles des mythes amoureux, nous renvoie à la question de la division du sujet et à la castration. Par là, l'analyse se distingue de l’hypnose qui vient faire se confondre le pôle de l'amour et du désir. Leur distinction est possible dans la mesure où le désir de l'analyste va dans un sens opposé aux identifications dont se pave le chemin de l'amour.
L'amour après la cure
Cela reviendrait-il à dire qu'il n'y aurait plus d'amour après une cure « aboutie », comme on dit ?
D'abord, il est important de relever qu'il s'agit dans la cure d'une traversée, d'une percée dans l'amour narcissique. Et une traversée ne correspond pas à un effacement. Traverser la question de la complétude amoureuse ne veut pas forcément dire en être dépossédé. Mais peut-être en être moins prisonnier ? Peut-être pouvoir en garder la saveur sans pour autant y engluer son désir ? C'est une question…
Ensuite, comme le développe Lucien Israël, la percée du narcissisme et l'ouverture au désir ouvre également à l'amour de la différence dans l'amour transnarcissique où se pose la question d'être aimé pour notre manque et d'aimer l'autre pour son manque et ce qu'il implique, dans un certain ordre désirant. Dans son livre « la jouissance de l'hystérique », Lucien Israël repère que dans « … l'acceptation de (l') autre incomplet existe la possibilité d'une création amoureuse à la mesure de chacun, création où il n'y a plus de modèle, où chacun a à créer sa propre voie. » Cet amour ne vise pas la complétude mais plutôt la différence.
1Intervention réalisée dans le cadre du séminaire de Jean-Richard Freymann du vendredi, sur le thème « Amour et transfert II », au sein de la FEDEPSY, Strasbourg, le 04-06-2021.
2Comme Hélène et Paris, Eros et Psyché, Apollon et Daphné, plus tardivement, dans les matières de Bretagne (11-12è siècle), il y a le fameux Tristan et Iseut. Chez Shakespeare, Roméo et Juliette (1597) bien sûr. Chez Madame de Lafayette, la princesse de Clèves et le duc de Nemours (1678). Chez Jean-Jacques Rousseaux, Julie et Saint-Preux (1761). Chez Goethe, les souffrances du jeune Werther (1774). Chez bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie (1788). Et chez Flaubert, Frédéric et Madame Arnoux (1869), etc…
3« … Cette main qui se tend vers le fruit, vers la rose, vers la bûche qui soudain flambe, son geste d'atteindre, d'attirer, d'attiser est étroitement solidaire de la maturation du fruit, de la beauté de la fleur, du flamboiement de la bûche. Mais quand, dans ce moment d'atteindre, d'attirer, d'attiser, la main a été vers l'objet assez loin , si du fruit, de la fleur, de la bûche, une main sort qui se tend à la rencontre de la main qui est la vôtre, et qu’à ce moment c'est votre main qui se fige dans la plénitude fermée du fruit, ouverte de la fleur, dans l'explosion d'une main qui flambe - alors, ce qui se produit là, c'est l'amour » (Jacques Lacan, Le transfert, livre VIII (1960-1961), Paris, Le Seuil, coll. « Champ freudien », séminaire du 7 décembre 1960, version 1991, p. 67 et version 2001, p. 69)
4Le désir de l'analyste n’équivaudrait pas à son désir de sujet, sauf à le considérer dans sa structure, c'est-à-dire comme désir de désir. Le désir de l'analyste comprend un « x ». Un « x » qui se maintiendrait à partir de la propre division du sujet qui est en position d'analyste. Un « x » à comprendre comme une sorte d'énigme en réponse à la demande d'amour de l'analysant. Un « x » qui renvoie au manque en maintenant un certain écart. C'est seulement ainsi que le transfert devient analytique et non plus hypnotique).