De quel mythe participe l'introduction de la métaphore paternelle1 ?
Nicolas Janel
15 mai 2020
Alors, quand même, un mot rapide par rapport au contexte actuel de sortie de confinement... Je suis tombé sur une phrase : « le confit est l'une des plus anciennes techniques de conservation. On l'utilise notamment pour le confit de canard, ou le confit d'oie...». Alors, n'étant pas encore tout à fait une oie bien gavée, serais-je en train de me tirer de mon bocal d'auto-conservation pour rouvrir d'autres champs pulsionnels ? … Et faire que la parole re-circule ! Merci donc à Jean-Richard Freymann pour cette proposition de reprise du séminaire en format vidéo, cela facilite cette relance.
Je vais reprendre les apports de Lacan concernant la métaphore et la métaphore paternelle. J'en profiterai pour interroger, au passage, de quel mythe participe l'introduction de la métaphore et plus particulièrement la métaphore paternelle, puisque, comme on le verra, ça serait elle qui conditionnerait la possibilité d'existence de toutes les autres.
La métaphore
Lacan reprend notamment la formule générale de la métaphore dans un texte de 1960 intitulé « La métaphore du sujet », en écho au texte de 1957 intitulé « L’instance de la lettre dans l’inconscient ». Se situant après Freud, contemporain des apports de la linguistique structurale (De Saussure, Jakobson), et suivant son idée de « l'inconscient structuré comme un langage », Lacan propose une reprise du mécanisme de « condensation » qu'identifie Freud dans « le travail du rêve2 » par le concept linguistique de la métaphore.
Pour le dire autrement, Lacan fait un emprunt à la linguistique structurale pour l’appliquer à la théorie freudienne du rêve. Au passage, Lacan ne mythifie-t-il pas ici Freud, dans ce mouvement de rétro-action, en le faisant père de la linguistique structurale ? Freud comme père en tant que celui qui aurait donné les conditions nécessaires – théoriques ici – à l'émergence de la linguistique structurale ? Autrement dit, Lacan ne légitimerait-il pas ce qu'il veut créer comme une descendance théorique, en identifiant le père par les critères de ce qui prétend faire descendance théorique? Lacan ne légitimerait-il pas sa « linguisterie », en identifiant celui déjà connu comme « père de la psychanalyse », aussi comme père par la linguistique structurale ? Lacan se positionnant ainsi lui-même dans une certaine filiation mythique psychanalytique.
Bref, la métaphore en ressort comme mathème organisateur du fonctionnement psychique, notamment par son effet de substitution signifiante sur la chaîne signifiante inconsciente.
Le sixième chapitre de la Tramdeutung où il est question de la condensation questionne le sens du rêve et comment se produit ce sens ? Freud décrit donc les conditions d’émergence du sens du rêve. En proposant la métaphore comme reprise de la condensation, Lacan serait dans le même esprit. La formule de la métaphore ferait ressortir un « plus » de signification qui serait inscrit comme résultat de l’opération. Le rêve aurait alors un sens, mais déterminé par un processus de constitution du langage qu'est la métaphore et que Lacan ferait équivaloir au processus primaire freudien qu'est la condensation. Lacan précise que « l’étincelle créatrice de la métaphore ne jaillit pas de la mise en présence de (...) deux signifiants également actualisés ». Il se démarque par-là de Perelman qui pense la métaphore à la manière de l’analogie. Dans la métaphore, ce n’est pas du deux à deux, mais du « trois contre un », dit Lacan. Si dans l'analogie – qui peut s'écrire « (A/B . C/D) » – il y a 4 termes : A est à B comme C est à D, dans la métaphore il y aurait trois termes dont émergerait un quatrième : A est à B comme B est à C, en émergerait un D3. Telle serait la condition pour que se produise un « plus » de signification sur le mode métaphorique4. Il ne suffirait pas que le mieux connu éclaire le moins connu par la mise en comparaison, comme il en est dans l’analogie. Il faudrait encore que la métaphore traverse cette comparaison… « pour s’appuyer sur le non-sens », nous dit Lacan. Au cours de la substitution de signifiants, il y aurait occultation de l’un des deux. Ainsi, l'occultation vers le non-sens accompagnerait le surgissement d'un sens nouveau. Pourrait-on le dire autrement ? A partir d'un sens connu, émergerait du non-sens qui serait source d'une nouvelle signification, comme si l’inconscient s’employait à suppléer à quelque chose qui n'a pas de sens – on pense au Réel ... en créant du nouveau ?
Voilà pour la métaphore en général. Maintenant, concernant la métaphore paternelle...
La métaphore paternelle :
La formule générale de la métaphore est reprise par Lacan en 19585, au cours du séminaire sur « Les formations de l’inconscient ». Lacan y déclare effectivement: « Le père est une métaphore. » Il introduit la formule de la métaphore paternelle sous forme de mathème, c'est-à-dire à la manière d'une écriture algébrique :
Nom-du-Père/Désir de la Mère . Désir de la Mère/Signifié au sujet
→ Nom-du-Père (A/Phallus)
On peut traduire cette formule en disant que quelque chose se signifiant au nom du père se substitue à ce qui signifiait le désir de la mère. Le signifiant du désir de la mère ayant un signifié inconnu. Cela donne au Nom-du-Père la fonction d’introduire au lieu de l’Autre, c'est-à-dire grand A sur la formule, et en-dessous de la barre, c’est-à-dire dans l’inconscient du sujet, quelque chose qu’on appelle le phallus, qui est le signifiant d’un manque. Autrement dit, grâce à la substitution signifiante, où le signifiant du Nom-du-Père prend la place du Désir de la Mère, se révèle le signifiant inconnu qui est le Phallus symbolique6qui s'occulte dans l'inconscient et organise tous les autres signifiants par la signification phallique. Cet effet serait nécessaire pour la structure désirante, la métaphore paternelle déterminant la possibilité de toutes les autres métaphores. Ça serait la première. Un trou, l'endroit du Phallus, du manque, cause de mouvement désirant se créerait à partir d'elle, ce qui permettrait des significations nouvelles pour le sujet sur fond de substitutions signifiantes...
Ainsi, Lacan articule le mythe œdipien avec les apports de la linguistique structurale. Le complexe d’Œdipe se « signifiantise ». Il ne s'agit plus de la relation de l’enfant avec la mère et avec le père de la réalité7. Il n'y aurait plus à passer par le mythe de la horde primitive ou celui d'œdipe pour saisir l’émergence d'une loi symbolique organisatrice chez l'humain. Lacan en ferrait directement une écriture symbolique qui révélerait le fonctionnement de l'inconscient. Pourrait-on voir cette écriture en mathème comme une tentative de scientifisation de la psychanalyse de la part de Lacan? Une scientifisation qui écrirait directement le fonctionnement psychique sous forme de formules ? Une formule contenant directement le symbolique, sans avoir besoin de faire recours aux mythes ? Une formule contenant la dimension du non-sens qui protégerait d'une fermeture sur un savoir plein desubjectivant ? Une formule préservant ainsi toute la spécificité de la psychanalyse ? La psychanalyse ressortant ainsi comme une science pouvant se transmettre directement par l'écriture ? Quel père mythique cette hypothèse ferait de Lacan ! Alors, cette hypothèse peut-elle faire mythe de l'introduction de la métaphore paternelle ?
1Intervention réalisée au sein du séminaire de Jean-Richard Freymann « Mythes, fantasmes et traumatismes ».
2qui est le chapitre VI de la Tramdeutung.
3L'écriture avec des signifiants donne : S/S'1 . S'2/x → S(1/s'') qu'on retrouve aussi écrit S/$ ' . $ '/x → S(1/s) (Ce I/s’’ signifie l’apparition en profondeur, dans l’inconscient I d’une signification nouvelle.)
4« Lacan l'illustre en utilisant le poème de Victor Hugo « Booz endormi ». A partir de la phrase « Sa gerbe n’était point avare ni haineuse », il fait remarquer que le signifiant « gerbe», porteur d’une notion de fécondité, avec sa connotation voilée phallique, est substitué dans le poème à la place où l’on attendrait le nom propre Booz. La substitution se fait entre deux mots (gerbe et Booz) mais il faut quatre termes (ou trois contre un) pour faire fonctionner la logique de la métaphore (non réductible à la substitution). Dans cette substitution il ne s’agit pas de comparaison mais bien d’identification et c’est ce qui fait le ressort de la métaphore. Par là, le poème métaphorise la paternité à venir, tardive de Booz (dont il semblait être « forclos », dit Lacan). » (Erik Porge, « L'Erre de la métaphore », dans Essaim 2008/2 (n°21), pages 17 à 44).
5La métaphore paternelle se posait déjà en 1957 dans « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » comme réponse à la question du déclenchement de la psychose. Cette réponse apparaît : « Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-du- Père, verworfen, forclos, c’est-à-dire jamais venu à la place de l’Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet. »
6Lacan dit aussi que la métaphore du Nom-du-Père est « la métaphore qui substitue ce nom à la place premièrement symbolisée par l’opération de l’absence de la mère », laissant entendre que l'accès au symbolique, le premier symbole pour l'enfant, serait en rapport avec l'alternance présence-absence de la mère.
7Lacan s'était aperçu cliniquement qu'un « Œdipe pouvait très bien se constituer quand bien même le père n’était pas là (...). Les complexes d’Œdipe (...) s’établissaient d’une façon exactement homogène aux autres cas, même dans le cas où le père n’est pas là. » « Parler de sa (le père) carence dans la famille n’est pas parler de sa carence dans le complexe. Parce que pour parler de sa carence dans le complexe, il faut introduire une autre dimension que la dimension réaliste .»