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5 décembre 2019 4 05 /12 /décembre /2019 09:15
Nicolas Janel (11-10-2019)1

 

Préambule

Je vais centrer mon propos sur la honte. Ce n’est pas un sujet facile, les références analytiques sont peu nombreuses, en tout cas en tant que concept. Ceci dit, je recommande deux livres qui m’ont aidé à travailler pour préparer mon intervention : l’ouvrage collectif intituléDe la honte à la culpabilité2 dirigé par Jean-Richard Freymann, que vous trouverez ici même et la revueEssaimn°41 intitulée « De quoi les psychanalystes devraient-ils avoir honte ?3 ».

Chez Freud, la honte est désignée, dans Les trois essais, comme l’une des « digues psychiques contre la sexualité infantile, érigée en période de latence. En même temps que le dégoût et la morale, elle participe du refoulement ». Et dans Les Minutes de la Société de Vienne, Freud nous dit que « l’affect correspondant au sentiment d’être incapable d’impressionner les gens définit la honte ». À part cela, le concept de honte n’est pas traité isolément chez Freud, il est toujours articulé à d’autres notions. L’ouvrage collectif de Jean-Richard Freymann l’indique tout le temps, on n’arrive pas chez Freud à isoler la honte, on est obligé de l’articuler à d’autres concepts. La honte y ressort toujours en dérivation, en déviation des autres concepts. Et des transformations sont toujours possibles, on est tout le temps dans la transformation, dans des allers-retours entre la honte et d’autres notions comme l’humiliation, la culpabilité, l’angoisse, la phobie ou l’hypochondrie… La question de la honte se situant davantage du côté du regard, l’humiliation du côté de la parole, la culpabilité ouvrant aux effets du complexe d’Œdipe dans ses rapports à la castration. 

Et il y a aussi plusieurs types de honte : les hontes soudaines et les hontes de fond pourrait-on dire, les hontes de vivre comme on dit dans le langage commun.

Il y a également la question de la nécessité du social pour la honte, de la présence du regard de quelqu’un dans un ordre moral établi. Cela en opposition à la culpabilité qui serait plus attenante au singulier, à l’intra-subjectif. On verra qu’en fait, pour la honte, l’ordre social et le regard de l’autre se branchent sur l’Autre, le grand Autre chez Lacan, par la voie de l’idéal du moi.

De surcroît, il y a la honte « de » et « pour l’autre » qui repose sur une transmutation des idéaux. C’est-à-dire que si j’ai honte pour l’autre, c’est que je me place comme son idéal. La confusion entre le sujet de la honte et l’objet de la honte ressort ici, où l’on peut aussi dans un parfait transitivisme ressentir la honte de quelqu’un d’autre. 

Mais cela n’est pas accessible à tout le monde ! Ainsi, il y a des spécificités psychopathologiques. Nous constatons effectivement actuellement quelques responsables politiques paranoïaques qui nous illustrent tous les jours l’absence de honte. Ainsi, la honte perd son pouvoir d’affecter l’individu dans certaines structures, ce qui lui confère une valeur diagnostique différentielle. Jean-Richard Freymann évoque à ce titre ce que disent les vieux cliniciens : on ne trouverait pas de honte dans la mélancolie et dans la paranoïa. L’absence de honte aurait également tendance à se retrouver chez les phobiques, la dimension phobique, comme celle de l’humiliation, étant déjà une mise entre parenthèses, ou en dérivation de la honte, dans des désignations limitées.

Et il y a aussi des spécificités liées à la prise de l’individuel dans le collectif. J’en parlerai peu mais je vous invite à aller lire dans le livre De la honte à la culpabilitécomment la prise dans le collectif peut effacer la question de la honte. Cela renvoie au schéma de la psychologie collective de Freud, où il y a mise entre parenthèses du « moi ». 

 

Après toute cette nébuleuse freudienne, les choses se précisent un peu avec Lacan chez qui la honte soudaine peut prendre une spécificité structurale. 

 

Rappel sur la constitution du sujet dans l’Autre et le support de l’imaginaire

Je vais le développer. Mais avant, pour donner quelques points de repères, retenons que le sujet se constitue dans l’Autre. Et qu’il ne s’agit pas d’un Autre plein. L’Autre est troué, comme le sujet. C’est à l’endroit de la trace du trou que, pour le sujet et pour l’Autre, Lacan introduit sa conception de l’objet petita. Il y a constitution du sujet dans l’Autre, mais le trou qui permet cette constitution, c’est l’intersection des objets a, qui vont pouvoir créer des opérations de séparation, d’aliénation... Ce n’est donc pas simplement une consistance fermée, ni pour le sujet ni pour l’Autre, ils sont en intersection, et c’est dans leur intersection que l’objet afonctionne. L’objet ressort comme le reliquat de notre constitution. 

La genèse de la honte serait liée à la mise à jour de tout cela, c’est-à-dire à la mise à jour de notre constitution, par le biais de l’identification à l’objet a. D’où ce jeu de mot de Lacan quand il évoque la question de la honte, il parle d’« hontologie4 », qu’il écrit avec un « h » comme s’écrit « honte », en référence à l’« ontologie » sans « h », qui correspond en philosophie à l’étude de l’être. Or il ne s’agit pas en psychanalyse de l’être, mais plutôt du « parlêtre ». En psychanalyse, l’être renvoie plutôt au corps réel mythique jouissant qui n’aurait pas été pris dans le langage, qui n’aurait pas subi l’ancrage symbolique. Ce dont la honte ferait trace, ce serait donc plutôt de la constitution du « parlêtre ». Il n’y a donc pas d’ontologie en psychanalyse, mais plutôt une « hontologie ».

De plus, toujours selon Lacan, la honte ferait trace quand le spéculaire perdrait un bref instant sa fonction de couverture. Mais qu’est-ce que le spéculaire ?

Le spéculaire renvoie aux questions du moi, qui font normalement obstacle au sujet mais en même temps donne une structuration possible à l’ensemble. Le spéculaire, c’est l’axe imaginaire pris dans le regard de l’Autre. Il y a une opération de miroir avec le regard de l’Autre pour la constitution du moi chez l’humain. L’humain est identifié spéculairement par l’Autre dans une image, en fonction du regard désirant de l’Autre. C’est ce qu’illustre le fameux stade du miroir et de manière plus précise le schéma optique de Lacan. On y retrouve différentes instances. Le « moi idéal » viendrait représenter l’instance imaginaire au sein de laquelle le « moi » satisferait imaginairement l’instance symbolique de l’« idéal du moi ». L’ « idéal du moi » étant donc l’instance symbolique héritière post-œdipienne de ce qui satisferait le regard et l’attente de l’Autre. 

 

Pont entre leregard de l’autre social et le grand Autre par l’idéal du Moi 

La honte témoigne d’un jugement négatif, toujours relatif aux codes et aux idéaux moraux de l’époque et du lieu. On retrouve souvent l’idée de la nécessité de la présence réelle du regard d’un autre concernant la honte. On aurait ainsi moins facilement honte tout seul, qu’on culpabiliserait seul, la place de l’image sociale semblant nécessaire. Mais tout cela se trouve représenté justement par l’instance intérieure qu’est l’« idéal du moi ». Après le stade du miroir et le complexe d’Œdipe, l’« idéal du moi » est branché de manière spéculaire sur la loi et les codes moraux en vigueur. On a honte devant un regard, mais cela renvoie à cette instance intérieure d’où l’on se voit être vu.En deçà du regard d’un semblable, la honte concerne donc celui de l’Autre symbolique. Jean-Marie Jadin rappelle que « nous sommes des êtres regardés par un regard qui nous cerne ». « Je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout. Et cela, même depuis notre intimité, un peu comme si l’univers à la fois extérieur et intérieur était, dans un certain registre, une gigantesque rétine5. »

 

Dévoilement soudain : chute du Moi quand le Moi idéal ne fait plus face 
par rapport à l’idéal du Moi 

La honte soudaine nécessite un dévoilement pour se produire. On sort alors « d’une invisibilité imaginaire, d’une fusion dans le décor, à laquelle on avait cru jusque-là et qui semblait nous protéger6 ». Il y aurait un moment saisissant d’ouverture spéculaire. Les assises du « moi » serait déstabilisées, car le « moi » ne serait plus en concordance avec la question du regard de l’Autre via l’idéal du moi. Le moi ne se « retrouverait plus dans les codes » pourrait-on dire. Ceci ouvrirait un gouffre imaginaire qui dévoilerait soudainement ce qui revient aux questions archaïques de l’ancrage symbolique, du « manque à être » du sujet et à sa part d’être de jouissance, de corps, dont l’objet est le reliquat. 

L’affect de honte produirait, comme en retour, un signal dans le « moi », identifiant le sujet à certains versants de l’objet a : simple versant de l’insuffisance d’avoir ou de l’insuffisance d’être du fantasme, jusqu’au versant extrême de déchet de réel, de corps. Cela suivant le degré de dévoilement qui aurait lieu. Cela pourrait donc aller de la brillance phallique7insuffisante de l’objet a du fantasme, jusqu’à son immondicité de résidu de corps. Le degré de honte dépendrait ainsi du degré de dévoilement. La palette des identifications à l’objet aallant de l’identification à un objet aqui garde encore une certaine brillance phallique fantasmatique sous sa forme insuffisante, jusqu’à une identification au résidu de corps. 

Il y aurait donc la honte d’un sujet embarrassé de son fantasme, et de ce qui soutiendrait son fantasme, un objet a, cause de désir et noué à la castration. Honte de ce qui soutient dans l’existence, mais qui consiste encore en un fantasme. Ici, l’objet afrapperait de sa barre le sujet, mais ne le ferait que rougir et baisser les yeux. Bref, l’individu aurait honte de son désir. Mais ça ne serait encore que l’embarras de son fantasme, ou de cet objet a,cause de son désir auquel, à l’instant de sa honte, l’individu se verrait réduit. Le sujet rougirait ici du peu qu’il est, mais pourrait encore s’en défendre par son fantasme. Retourner se cacher, regagner ainsi le refuge imaginaire de son moi. Et cela lui suffirait de quitter la scène pour ne plus se voir être vu ainsi, désirant, conduit à devoir assumer devant un autre son manque.

Toute autre chose serait le « suprême embarras » que la honte peut aussi susciter chez un sujet, quand celui-ci se verrait non pas seulement être réduit à rougir de son fantasme, là où l’objet aconserve sa brillance phallique même sous sa forme insuffisante. Mais il pourrait être conduit à la traversée sauvage de ce fantasme, à l’expérience forcée et imposée de l’objet acomme déchet, dépossédé cette fois de sa brillance phallique. Le sujet honteux s’éprouverait ainsi comme résidu, qui serait encore en trop, qui devrait disparaître8.

 

Au final, la cause de la honte reposerait spéculairement sur la perte soudaine du soutien de l’Autre, du grand Autre, par la voie de son instance symbolique héritière post-œdipienne, qu’est l’« idéal du moi ». Cette perte de soutien se passerait dans le « moi » selon la représentation imaginaire qu’il se fait de l’« idéal du moi ». Il y aurait ainsi perte de l’enveloppe leurrante que représente l’instance imaginaire du « moi idéal », perte du support qu’il constitue pour le « moi » et, en conséquence, l’effondrement du « moi » sur l’ « objeta » qui est plus ou moins immonde, ou (a)monde pourrait-on dire avec un « a » privatif qui signifierait qu’il n’est pas dans le même monde du sujet ou de l’Autre. L’objet an’a pas sa place dans la rétine de l’Autre et chez le sujet, il est honni.

Pour revenir sur les distinctions entre les affects, la honte serait donc bien un effet de l’« idéal du moi » sur le « moi », contrairement à la culpabilité qui est un effet du « surmoi » sur le « moi ». L’angoisse se situant quant à elle entre le « moi » et le « sujet », quand le manque vient à manquer pour le sujet, tel un signal dans le « moi », commandé par l’objet a9. Bref, je ne m’empêtre pas plus dans ces distinctions, sauf peut-être pour préciser, car c’est très utile pour cerner la honte, que si l’angoisse et la culpabilité, d’un point de vue topique, sont des affects qui se passent aussi dans le « moi10 », elles concernent cependant plus directement une mise en jeu du sujet et de son devenir, qu’on le prenne par le biais du désir et de l’objet ou par celui de la loi. Alors que, dans la honte, la question du sujet n’est pas directement concernée dans son devenir. Il serait seulement mis à jour. Sa constitution serait mise à jour sans être touchée directement. On se prendrait alors de plein fouet l’objet partiel perdu qu’est l’objet a.

On prendrait de plein fouet ce qui fait trace de notre constitution, de notre division, de notre ancrage symbolique, de notre part d’être. Et c’est là que l’affect de honte fait à mon sens office de signal, par mouvement de retour vers le moi. Et l’on va alors bouger, tenter de retrouver un moi plus confortable, tenter de se remettre dans les bonnes grâces de l’idéal du moi. Ainsi, la honte pourrait être envisagée pour une part comme un mécanisme de protection imaginaire.On prendrait de plein fouet ce qui fait trace de notre constitution, mais notre constitution ne serait pas en jeu directement, il n’y aurait pas de menace de boucher le manque constitutif comme dans l’angoisse. Notre constitution se retrouverait seulement exposée au grand jour, ce qui provoquerait un signal de retour vers le « moi ». Cela provoquerait l’affect de honte qui ferait se mobiliser notre « moi » pour se renforcer... ce qui renforcerait l’axe imaginaire qui, pour une part, supporte notre constitution. L’autre mobilisation du « moi », plus malheureuse, étant bien sûr, en cas de honte extrême, sa disparition lors d’un passage à l’acte suicidaire.

 

Les hontes non soudaines

Je développerai peu les hontes non soudaines, qui s’installent. Cathie Neunreuther les explique en faisant référence au schéma optique. Il y aurait notamment une inclinaison dangereuse du miroir plan représentant l’Autre, l’image spéculaire se retrouvant déformée en permanence. Je n’insiste pas.

 

Dans la cure

Maintenant que j’ai situé la honte soudaine dans la structure, comment évolue-t-elle au cours de la cure ?

Jean-Richard Freymann rappelle que la psychanalyse « commence non pas au moment où on offre son symptôme ou son signe clinique directement au médicastre pour qu’il s’en empare, qu’il s’occupe de nous directement, mais au moment où quelque chose de réflexif concernant la honte va fonctionner. » 

Ce que le psychanalyste essaie d’entendre au cours d’une psychanalyse est a priori ce qui était caché et difficile à révéler pour l’analysant. Le psychanalyste, par l’énonciation de la règle fondamentale, invite à dépasser la pudeur. Pour que se révèle l’inconscient, la libre association d’idées invite à tout dire, sans craindre l’inconvenant, sans craindre d’être vulgaire ou idiot, sans craindre d’être illogique ou hors sujet. Car nombre de fantasmes inconscients d’origine infantile ont été refoulés parce qu’ils étaient justement gênants et difficiles à dire. Petit à petit, le moi apprend à faire avec. L’analysant ouvre peu à peu son rempardage spéculaire pour que se mobilise son rapport au manque. 

Avec Jean-Marie Jadin, on peut dire que la psychanalyse est une « traversée de la honte ». Suivant l’éthique du désir, ses visées sont d’oser assumer la castration, le manque à être et ce qui le cause : l’objet a. Le mouvement de la chaîne signifiante permet un mouvement où la question du trou, de l’entre-deux remplace peu à peu la question de l’être plein de jouissance mythique. Petit à petit, l’analysant apprivoise ce qui fait sa constitution et la mobilise vers l’assomption du manque. Le désêtre lié au signifiant qui se mobilise permet de passer ainsi de l’humiliation de la honte à l’humilité. Lorsque celle-ci est suffisante, le sujet éprouve moins de honte. Dans le quotidien, lors d’un moment de dévoilement, quand cette constitution est mise soudainement à jour, le signal de retour vers le moi, c’est-à-dire l’identification à l’objet a qui provoque l’affect de honte est mieux supportée. C’est pourquoi un analysant souffrant de honte voit malgré tout cet affect s’atténuer à mesure qu’il avance dans sa psychanalyse.

1Intervention réalisée dans le cadre de la Formation Apertura-Arcanes du 11 octobre 2019 sur le thème « Honte, inhibition et sexualités », à Strasbourg.

2Jean-Richard Freymann (sous la direction de), De la honte à la culpabilité, 

3Essaim n° 41

4J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Le Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1991, p. 209.

5Voir le texte de J.-J. Jadin dans Essaim41.

6Ibid

7La brillance phallique de l’ « objet a » fait référence à ce qu’il se passe dans le fantasme, quand l’objet a est mis en position d’équivaloir au phallus de l’Autre.

8Intuitivement on pourrait penser qu’il s’agit d’un appel par la pulsion de mort vers un retour à l’être. Comme si c’était au niveau archaïque que les choses se passaient : l’objeta,en tant que résidu de corps n’étant pas tout à fait le corps mythique jouissant antérieur au langage, ce résidu devrait logiquement disparaître pour effacer l’entame de jouissance qu’il représente. Il serait un trop de perte de jouissance à faire disparaître pour rétablir l’équilibre « entropique » (il y aurait ici un lien avec la pulsion de mort plutôt qu’avec un surmoi kleinien archaïque). Or, il faut se poser la question : s’il y a identification au résidu que représente ici l’objet adévoilé, cette identification se passe dans le moi. Ça serait donc peut-être plus à partir du moi qu’il faudrait réfléchir : quelque chose de pré-œdipien qui serait repris œdipiennement, en interaction avec d’autres instances post-œdipiennes « Sur-moi », idéal du moi...

9Cathie Neunreuther précise, par rapport au schéma optique, que l’angoisse survient quand en –φ apparaît quelque chose, là où dans la relation spéculaire il ne devrait rien y avoir... Ce qui fait dire à Lacan que le manque vient à manquer, les objetsn’entrant pas dans la sécularité. C’est pourquoi il représente –φ du côté de l’image spéculaire i’(a), ainsi que sous le cache, du côté du corps propre. S’il apparaît quelque chose, il y a angoisse...

10« Forcément cela ne peut pas se "passer" dans le sujet, c’est quand même un affect » dit Cathie Neunreuther.

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