Nicolas JANEL (02/06/20151)
Pour préparer mon intervention, j’ai été assez embêté parce que, comme le thème le propose, j’ai voulu cantonner mon propos aux rapports éventuels entre la satisfaction des pulsions et la jouissance.
Or, après s’être réparti avec Khadija Nizari-Biringer les textes placés en référence, je devais travailler cette question à partir du Séminaire Encore2 de Lacan. Mais dans Encore, problème : il est largement discuté de la jouissance phallique, de la jouissance de l’Autre et de l’Autre jouissance, dite féminine, mais rien spécifiquement concernant la satisfaction des pulsions. Je me suis alors laissé embarquer vers l’éthique de la psychanalyse3 et les quatre concepts4, où il semblait y avoir plus d’éléments. C’est justement dans l’éthique, où l’on retrouve cette idée que la jouissance serait la satisfaction d’une pulsion. Je citerai l’énoncé dans lequel cette idée surgit tout à l’heure, avant d’essayer de la développer.
Mais tout de suite, je voudrais signaler que dans le livre intitulé La jouissance, un concept lacanien5 de Nestor Alberto Braunstein, il y a tout un chapitre qui a, au contraire, pour titre : « La jouissance (n’) est (pas) la satisfaction d’une pulsion ». Braunstein met entre parenthèse le « n’ » et le « pas » de la négation. Dans ce chapitre, il explique que la phrase de Lacan stipulant cette idée est en fait une subordonnée à l’intérieur d’une phrase, subordonnée reprise ensuite dans l’édition de Jacques-Alain Miller, concernant la séance du 4 mai 1960, en second sous-titre. L’intitulé de ce second sous-titre, choisi par Miller et non par Lacan est: « La jouissance, satisfaction d’une pulsion ».
Pour Braunstein, cela a donné une valeur de vérité absolue à cette idée, devenue aphorisme, pourtant fausse et anti-freudienne selon lui, puisque cela serait confondre le besoin avec la pulsion, qui elle ne se satisfait pas : « elle insiste, elle se répète, elle vise une cible qu’elle rate toujours, son but ne s’atteint pas dans la satiété [ni] dans son apaisement [mais il s’atteint] par relancement de la flèche, l’arc de son aspiration étant toujours sous tension6.»
Pour Braunstein, cela rend nécessaire de préciser la phrase de Lacan. Si la jouissance est la satisfaction d’une pulsion, cela serait dans un sens très particulier et restrictif : cela concernerait la satisfaction de la pulsion de mort7, avec sa répétition qui la définit justement.
Ceci dit, pour le déplier un peu, commençons par reprendre l’énoncé de Lacan dans lequel figure cette fameuse phrase affirmant que la jouissance est satisfaction d’une pulsion :
« chose paradoxale, curieuse...
mais il est impossible d'enregistrer
l'expérience autrement ...que la raison, que le discours comme tel, que l'articulation signifiante comme telle est là au départ, ab ovo depuis le début, du moment où peut s'articuler la structure de l'expérience humaine en tant que telle.
Elle est là à l'état inconscient avant la naissance de toute chose pour ce qui est de l'expérience humaine. Elle est là d'une façon enfouie, inconnue, non maîtrisée, non sue par celui-là même qui en est le support.
Et c'est par rapport à une situation ainsi structurée
que l'homme a...
déjà secondairement, dans un second temps
...à prendre, à repérer, à situer la fonction de ses
besoins comme tels.
Et d'autre part, en raison de ce caractère primitif
fondamental de la prise de l'homme dans ce champ de
l'inconscient, en tant :
- qu'il est d'ores et déjà un champ logiquement organisé,
- que cette Spaltung, ce maintien subsiste dans toute la suite du développement,
- que c'est par rapport à cette Spaltung que doit être articulé, situé, vu dans sa fonction le désir comme tel,
- que ce désir comme tel présente certaines arêtes, un certain point d'achoppement qui est précisément ce en quoi l'expérience freudienne se trouve compliquer le projet, le but, la direction donnée à l'homme de sa propre intégration.
Problème de la jouissance, en tant qu'elle est quelque chose qui se présente enfouie dans un champ central, avec les caractères d'inaccessibilité, d'obscurité, d'opacité, et pour tout dire de champ cerné d'une barrière qui en rend l'accès au sujet, plus que difficile, inaccessible peut-être, pour autant que la jouissance se présente non purement et simplement comme la satisfaction
d'un besoin, mais comme la satisfaction d'une pulsion au sens où ce terme nécessite toute l'élaboration complexe qui est celle que j'essaie ici d'articuler devant vous8. »
Si on veut faire un travail d'exégèse précis, Lacan ne dit pas que la jouissance « est », mais qu'elle « se présente comme » la satisfaction d'une pulsion. Ensuite, suivant ce qu'il indique, nous devons passer par l’ « élaboration complexe de la pulsion » pour comprendre ce qu'il dit. Mais avant cela, récapitulons.
Lacan affirme son hypothèse de la capture de la jouissance par le signifiant. On n’est pas encore au temps des conceptualisations de la jouissance phallique, de la jouissance de l’Autre, et de l’Autre jouissance, dite féminine. Ici, il apparaît une opposition polaire entre d’une part, la jouissance qui est du côté de la Chose (das Ding), et d’autre part le désir, qui est pour le sujet le désir de l’Autre. L’Autre est défini comme le lieu du signifiant où le désir s’articule à la Loi. Cette Loi primordiale de l’interdit de l’inceste, est consubstantielle aux lois du langage, du fait même que la Chose soit déterminée rétroactivement comme un lieu vide, à partir de l’incorporation de la structure langagière dont se définit l’inconscient. Son accès (à la Chose) est barré au sujet par le signifiant qui donne son support à la Loi. Le signifiant présentifie ainsi l’absence de la Chose, lieu vide qu’il fait exister rétroactivement - de manière logique, à ce temps de l’élaboration de Lacan, mais qui deviendra aussi trou ou perte naturelle fragmentée au cours du Séminaire XI. J’y reviendrai mais ici, l’absence de la Chose vient à être produite logiquement, comme place d’un manque, d’un rien à préserver, pour que le désir puisse exister, en tant qu’il s’origine d’un manque-à-être du sujet. Il n’y a pas de sujet de la jouissance. Le monde de la Chose signe l’abolition du sujet. Or, si le désir, articulé à la Loi, peut constituer une défense du sujet dans son rapport à la jouissance, il est en même temps au principe d’une transgression de la Loi, comme l’illustre bien le fantasme sur le plan imaginaire. Transgression qui ouvrirait au sujet l’accès à la jouissance, mais du même coup, à son abolition (abolition du sujet!). Ce qui fait dire à Lacan, suivant l’éthique de l’analyse qui devient celle du désir : « ce que le sujet conquiert dans l’analyse, (…), c’est sa propre loi9 ». On comprend la nécessité de dépasser le fantasme dans la cure, puisqu'il se bâtit pour une part sur un principe de transgression de la Loi contradictoire avec l'existence du sujet du désir. C’est malheureux, mais la satisfaction sans transgression n’appartient pas au monde du sujet et du désir. En tout cas pas au temps de l’élaboration du Séminaire VII (l’Ethique) où la jouissance rompt le fonctionnement de l’appareil psychique.
Dans le Séminaire XI, une autre piste de satisfaction, ne rompant pas l’appareil psychique se profile, celle des pulsions partielles justement.
Ainsi, seules les pulsions permettraient au sujet de parvenir à une forme de satisfaction non nocive, tout en s’appuyant sur les rails de la Loi, et non pas en transgressant celle-ci.
Cela serait la voie de, ce que Jacques-Alain Miller appelle dans ses « six paradigmes10 », « la jouissance fragmentée » (paradigme 4), qui concerne les pulsions partielles et leur satisfaction. C’est dans cette voie de satisfaction qu’on peut comprendre ce que disait Braunstein, c’est-à-dire que la jouissance pulsionnelle est la satisfaction des pulsions de mort.
Et c’est l’élaboration de cette jouissance fragmentée qui représente à mon sens l’ « élaboration complexe de la pulsion » nécessaire, comme le disait Lacan dans l’énoncé du Séminaire VII, pour comprendre son aphorisme : « la jouissance se présente comme la satisfaction d’une pulsion ». Toute cette élaboration nécessaire est réalisée dans le Séminaire XI, Séminaire XI qui fait scansion.
La logique du manque élaborée jusque là, se redouble de la conceptualisation du manque qui devient aussi « perte naturelle ». Le résultat de l’opération signifiante (aliénation) comporte alors nécessairement, par redoublement, une réponse de jouissance. La perte réelle et naturelle procède d’une opération que Lacan appelle « séparation ». C’est ce qui est soustrait à l’être vivant de ce qu’il est soumis au cycle de la reproduction sexuée. Lacan considère, « par rapport à l’amibe, le fait que nous soyons individualisés et le fait qu’il y ait une reproduction sexuée équivalent à une perte de vie11 », nous dit Miller.
Deux manques se superposent alors : le manque du signifiant, c’est l’opération de l’aliénation, qui reprend le manque réel de la perte naturelle qui est la séparation12.
Avec le Séminaire XI, les pulsions partielles ressortent comme étant des effets de la prise dans le signifiant, comme des « réponses de jouissance13 » dit Miller. Et les « objets a » des pulsions partielles tentent de réparer et de combler une perte de vie. « Petit a devient un élément normal de jouissance, c’est-à-dire qu’il procède à une élémentisation de la Chose. Il fait la Chose élément et éléments multiples ; « petit a » fait un pont entre la Chose réelle et l’Autre du signifiant qui impose sa structure de découpe à la Chose. « Petit a » relève à la fois, de la « substance de jouissance », et de la matière signifiante, comme une conjonction entre la logique et la corporéité14 ». Et « c’est à tourner ces objets, pour en eux reprendre, en lui restaurer sa perte originelle, que s’emploie cette activité de la pulsion partielle15 », écrit Lacan.
Avec cette tentative de réparation d’une perte de vie, la jouissance est en même temps non réduite uniquement au signifiant et à la logique, et en même temps inscrite dans le fonctionnement du système psychique, sans transgression !
Il y a hétérogénéité dans cette jouissance, hétérogénéité qui renvoie à celle de l’objet a. Et pourquoi pas à celle du trajet pulsionnel, celle de son aller-retour ? Pour l’aller, la pulsion ne cherche-t-elle pas la face pleine de l’objet a, avec son aspect de prélèvement corporel, ce qu’elle rate, d’où un retour, lors duquel la pulsion s’éloigne de l’objet a, qui devient creux insubstantiel, purement logique, autour duquel elle aura tourné ? En tout cas, il y a ratage, ce qui amène un paradoxe quant à la satisfaction. Lacan ne dit pas que la satisfaction échoue ; il y a satisfaction, mais elle est paradoxale. Paradoxale car la pulsion peut atteindre sa satisfaction sans atteindre son but, c’est-à-dire sans s’accaparer l’objet.
L’exemple de Freud, dans Métapsychologie, porte, pour le démontrer, sur la sublimation ; Lacan le reprend dans le Séminaire XI : « à mille reprises, Freud nous dit que la sublimation est aussi satisfaction de la pulsion, alors qu’elle est inhibée quant à son but, alors qu’elle ne l’atteint pas. La sublimation n’en est pas moins la satisfaction de la pulsion16 ».
Dans le Séminaire XI, le modèle du rapport à la jouissance est l’art : l'oeuvre, le tableau, la contemplation pacifique de l’objet d’art font « du bien17 » écrit Miller. L'oeuvre fait du bien, et - remarque importante pour la cure- les pulsions partielles s’appuyant sur les rails du désir et de la Loi, non seulement elle fait du bien mais en plus son effet est synergique par rapport au sujet ! La voie de cette jouissance ne peut donc qu’être dégagée par l’avancée de la cure. Mais si elle « fait du bien », alors comment ?
Cela nécessite de distinguer le but de la pulsion de la saisie de l’objet qui la comblerait :« si la pulsion peut être satisfaite sans avoir atteint son but, c’est qu’elle est pulsion partielle, et que son but n’est point autre chose que ce retour en circuit18 ». D’où sa répétition, d’où sa dimension inévitable de pulsion de mort. Dimension se retrouvant donc dans toute pulsion, par essence. Peu importe l’objet, tant qu’il permet le trajet.
Ensuite, concernant la sublimation, comment choisit-on un champ plutôt qu'un autre, la musique plutôt que la peinture, comment une inscription-fixation de l’objet s'opère-t-elle? C'est à developper...
Et, autre question encore: cette opération peut-elle se créer dans la cure ou la cure ne fait-elle que dégager des possibilités qui ne lui restent qu’extérieures ?
1Intervention réalisée dans le cadre du séminaire de Jean-Richard Freymann, « Les retours à Freud de Jacques Lacan », à la clinique Ste Barbe de Strasbourg.
2J. LACAN, Encore (S XX), 1972-1973, Paris, Le Seuil.
3J. LACAN, L'éthique de la psychanalyse (S VII), 1959-1960, Paris, Le Seuil.
4J. LACAN, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (S XI), 1964, Paris, Le Seuil.
5N. A. BRAUNSTEIN, La jouissance, un concept lacanien, 2005, Erès.
6N. A. BRAUNSTEIN, La jouissance (n') est (pas) la satisfaction d'une pulsion, In : La jouissance, un concept lacanien, 2005, Erès.
7Ce qui correspond justement au lieu où Freud avait, sans la conceptualiser, cerné le champ de la jouissance. Il utilisait parfois, à la place du mot allemand « Lust », celui de « Genuss », en le connotant d’une dimension excessive, d’horreur ou de jubilation morbide... c’est-à-dire dans un au-delà du principe de plaisir, c’est-à-dire dans le champ de la pulsion de mort.
8J. LACAN, L'éthique de la psychanalyse (S VII), 1959-1960, Nouvelle transcription Staferla, p.475-476, (http://www.valas.fr/Jacques-Lacan-L-Ethique-de-la-psychanalyse-1959-1960-et-une-version-en-espagnol,272)
9J. LACAN, L'éthique de la psychanalyse (S VII), 1959-1960, Paris, Le Seuil, p.347.
10J.-A. Miller, Les six paradigmes de la jouissance,
(http://www.pipolnews.eu/wp-content/uploads/2015/01/Les-six-paradigmes-de-la-jouissance-RETR.pdf).
11J.-A. Miller, Les six paradigmes de la jouissance,
(http://www.pipolnews.eu/wp-content/uploads/2015/01/Les-six-paradigmes-de-la-jouissance-RETR.pdf).
12 Cette notion de redoublement du manque serait a étudié davantage. Marcel Ritter évoque notamment un risque de confusion entre deux figures différentes de recouvrement de deux manques:
« … ainsi par ce nouage de la pulsion et de la demande il y a recouvrement de deux manques, celui que la sexualité porte au cœur du vivant et celui dont la parole frappe le sujet. Autrement dit les béances du corps redoublent les béances du signifiant. Cependant cette figure du recouvrement des deux manques énoncée à l’instant, n’est pas à confondre avec cette figure déjà évoquée à propos des deux opérations de la réalisation du sujet, l’aliénation et la séparation, qui elles concernent l’insertion de la pulsion à la jonction de la constitution du sujet par le signifiant et de sa rencontre avec le désir de l’Autre. Il y a deux figures de recouvrement de deux manques, d’une part le vivant et l’inconscient, leurs béances, et d’autre part le manque à être lié à l’aliénation et la béance de l’objet a du côté de la séparation ».
(Marcel Ritter, intervention du 1er décembre 2009 dans le cadre du séminaire de J.-R. Freymann, Les pulsions II -2- Jouissance et pulsions, http://www.fedepsy.org/articlePDF.phpid=49&PHPSESSID=25ad6d64fd2d5a0fbb785b3ffd96fd18, p.6).
13J.-A. Miller, Les six paradigmes de la jouissance,
(http://www.pipolnews.eu/wp-content/uploads/2015/01/Les-six-paradigmes-de-la-jouissance-RETR.pdf).
14J.-A. Miller, Les six paradigmes de la jouissance,
(http://www.pipolnews.eu/wp-content/uploads/2015/01/Les-six-paradigmes-de-la-jouissance-RETR.pdf).
15J. LACAN, « Position de l’inconscient », in Ecrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966, p. 849.
16J. LACAN, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (S XI), 1964, Paris, Le Seuil.
17J.-A. Miller, Les six paradigmes de la jouissance,
(http://www.pipolnews.eu/wp-content/uploads/2015/01/Les-six-paradigmes-de-la-jouissance-RETR.pdf).
18J. LACAN, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (S XI), 1964, Paris, Le Seuil, p.163.