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11 mai 2015 1 11 /05 /mai /2015 18:29

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Nicolas Janel2.

Je vais apporter ici une forme de synthèse théorique, à partir ce que j'ai pu trouver sur la psychosomatique, notamment chez François Perrier et Lacan. J'utiliserai aussi l'excellent texte de Patrick Valas intitulé « la psychosomatique : un fétiche pour les ignorants », qui synthétise déjà pas mal de choses sur ce sujet. Je donnerai les références au fur et à mesure.

Je déduirai de leurs théories ce qu'il me semble pertinent d'appeler « le mécanisme psychosomatique », en gardant cette idée que l'on serait tous porteurs de tous les mécanismes, mais de manière plus ou moins prépondérante. Puis, j'énoncerai quelques spécificités de la cure quand la question de ce mécanisme en particulier, est en jeu.

Tout ce qui a avoir avec les lésions du corps reste très énigmatique pour le monde psy. Schématiquement, la question posée ça serait de savoir comment une cause psychique peut avoir des effets lésionnels dans le corps. Différentes théories ont été développées, ce qui alimente tout un imaginaire chez chacun. Imaginaire avec lequel il nous faut aussi travailler dans la pratique. Donc on ne sait pas trop ce qui se passe, mais en plus on doit travailler avec l'imaginaire développé à propos de cela.

Dans cet imaginaire, on retrouve la plus part du temps une distinction qui est faite entre le psychique d'un côté, et le physique de l'autre côté. C'est un dualisme très répandu, qui pourtant ne va pas de soi, si on prend en compte ce que disait Lacan3 : la distinction, la « coupure » dit-il, « n’est pas à faire entre le somatique et le psychique qui sont solidaires, mais elle s’impose entre l’organisme et le sujet4». Donc pour Lacan, le somatique et le psychique sont solidaires quant il s'agit du sujet. A côté, l'organisme est à considérer à part.

Pour le dire autrement, il n'y a pas de sujet désirant sans corps, sinon on nie tout un pan constitutif du sujet. Pour le dire très schématiquement, pour qu'il y ait un sujet : il faut du corps, il faut un lieux de constitution ( l'Autre, permettant l'aliénation signifiante), et il faut du tiers (permettant la séparation). Le corps, pour une part, est partie prenante du sujet !

Le désir et l'organisme.

Perrier le précise dans son séminaire de 1971-72 intitulé : « les corps malades du signifiant, le corporel et l'analytique ». Il rappelle que le corps réel, qu'il appelle le « corporéel5 », est le lieu d'inscription des signifiants. Le désir est enraciné dans le corps par la structure de langage incorporée. Le désir, gouverné par les lois du langage, préside non seulement à l’émergence du sujet mais aussi à la venue au monde de son être biologique. On peut lire dans le dictionnaire de psychanalyse Chemama, qu' « ensuite, spécifiquement chez l'homme, du fait de la grande prématurité de sa naissance, le corps est branché dès le départ sur cette machine extra-corporelle qu'est la mère. En conséquence, la satisfaction des besoins vitaux se voit soumise à sa toute puissance. Or, ce qui règle son désir, son savoir inconscient ( à la mère) est structuré comme un langage. Notre corps, privé de l'instinct, est ainsi progressivement envahi par un autre corps, celui de la langue maternelle[ou plutôt de l'Autre qui produit l'aliénation signifiante]qui va en faire un corps humain. La régulation de sa physiologie dépendra de la position du sujet à l’égard de la constellation signifiante qui lui dicte les conditions de son existence ». Ainsi, ce qui fait la spécificité de l’espèce parlante, c’est d’être une espèce parasitée par le langage. La parole, dit Lacan, étant même une forme de « cancer » dont l’être parlant est affecté.

On peut donc faire l’hypothèse, vraisemblable, que le signifiant peut aussi bien produire des lésions corporelles, même s’il est très difficile d’en établir la causalité. Ce n’est pas à la psychanalyse, qui n’en a pas les moyens, de démontrer par quels circuits neurophysiologiques le signifiant peut affecter le corps. Mais c’est un fait qui semble évident dans la pratique.

Ainsi, c'est par le biais de l’impact du désir et du langage que Lacan va élaborer sa théorie de la psychosomatique.

Le mécanisme psychosomatique :

Les preuves par l’expérience de laboratoire:

Dans son séminaire de 1967 intitulé « la logique du fantasme », Lacan part de l’expérience de Pavlov6 pour démonter la causalité signifiante de certaines lésions corporelles. Il y interprète cette expérience autrement que son inventeur.

Je vais reprendre ici presque textuellement ce que rapporte Patrik Valas7 dans son texte éclairant intitulé « La psychosomatique : Un fétiche pour les ignorants». J'y passe très vite puisque, vu son titre, je pense que Michel Levy en reparlera lors de son intervention.

Alors, le protocole de cette expérience est le suivant :

Pavlov fait entendre à un chien de laboratoire enfermé la sonnerie d’une trompette et lui donne à manger en même temps. Il répète à plusieurs reprises ce scénario, jusqu’au jour où l’animal est suffisamment conditionné. Dès lors on lui fait entendre le bruit de la trompette, sans pour autant lui donner à manger. Or, on constate qu’à chaque fois que l’animal entend la sonnerie, on peut recueillir des sécrétions gastriques dans son estomac. A force, il en fera d’ailleurs un ulcère. Pavlov traduit cette expérience comme la mise en évidence d’un réflexe conditionné. On sait le retentissement considérable qu’a eu dans le monde cette invention.

Considérant que Pavlov est à son insu un véritable structuraliste, Lacan propose une autre lecture de cette expérience, et en tire des conclusions nouvelles :

Il avance que l’expérimentateur est animé d’un désir de savoir, qui peut à ce titre figurer le désir de l’Autre. Le signifiant de ce désir (la sonnerie) le représente comme sujet (Pavlov) pour un autre signifiant (la sécrétion gastrique, élevée au rang de signifiant pour l’expérimentateur). Cette sécrétion gastrique est à entendre aussi comme le signe de la fruition (jouissance) du corps du côté de l’animal en tant que son appétit est mis en jeu. Enfin se produit un reste (objet a), soit la lésion qui apporte à l’expérimentateur une satisfaction supplémentaire (plus-de-jouir), parce qu’elle vient lui confirmer le bien-fondé de son hypothèse de départ. C’est la définition du signifiant qu'est illustrée par cette lecture de l’expérience, elle se formule selon le mathème lacanien du discours de la façon suivante :

(S1), sonnerie de la trompette. → (S2), sécrétion, fruition.

(S), Pavlov. (a), lésion

Lacan va transposer sa lecture de cette expérience à l’interprétation des lésions psychosomatiques.

C’est le désir de l’Autre qui par induction signifiante va produire une lésion du corps en dérangeant un de ses besoins fondamentaux. Il convient aussi de remarquer que dans l’expérience de Pavlov, il n’est pas indifférent que soit choisi un animal domestique, parce qu’il est sensible à la parole. Or, précisément, ce n’est pas en raison de la réaction réflexe à l’action supposée mécanique du signifiant (la sonnerie) que la lésion se produit, mais bien parce que le chien ne comprend pas ce qu’on lui demande8. Toute la subtilité de l’interprétation de Lacan réside en cela. Autrement dit, la causalité signifiante de la lésion serait plutôt à comprendre dans son versant formel (la façon dont on s’adresse à l’animal) que dans son versant matériel (la matérialité sonore du signifiant). Ce qui fait bien apparaître la béance entre la cause (le signifiant) et son effet supposé (la lésion). La béance, c'est à dire qu'il n'y a pas de rapport direct de sens entre la lésion (son lieux, tel ou tel organe touché, etc... ) et le signifiant qui la cause. Je reviendrai sur cet aspect de la lésion, qui n'est donc pas à lire, aspect fondamental pour la pratique.

En transposant cette lecture à la clinique, on peut avancer que le désir insistant de l’Autre peut induire une lésion corporelle, quand un besoin fondamental du corps est dérangé, alors que le sujet ne peut plus se défendre contre l’injonction de l’Autre. La métaphore subjective se retrouve mise en échec. Il se produirait alors un mécanisme de réponse du corps vivant une situation symbolique critique qui ne peut être traitée, c'est à dire qui ne peut pas être prise dans les réseaux signifiants du sujet. L'effet psychosomatique provient ainsi de la remarquable aptitude du corps au conditionnement qui se soumet à l'impératif de signes qui sont ,en fait, dans l'expérience pavlovienne, des signifiants de l'expérimentateur.

Pour reprendre l'expression de Perrier9, le corps devient malade du signifiant ou des signifiants, comme on dirait « les animaux malades de la peste ».

Alors que le symptôme névrotique a un sens, c’est un message qui a valeur de vérité concernant le désir et la jouissance du sujet, la lésion psychosomatique est par contre située en dehors des constructions névrotiques. Au-delà de la subjectivité, la lésion se produit sur un corps conditionné et sans défense (son homéostasie étant débordée). Elle n’a pas de sens, même si elle comporte une jouissance spécifique (c’est-à-dire une souffrance). Une fois le mécanisme enclenché, il se répète en poussées périodiques, comme des pulsations de jouissance.

De plus, la lésion se retrouve profondément enracinée dans l’imaginaire, au sens où c’est l’imaginaire qui donne consistance au réel du corps.

Voilà tout ce que Lacan déduit de l’expérience de Pavlov. Mais comment peut-on comprendre de manière plus précise, ce qui, venant de l'Autre, insiste et n'est pas assimilable pour le sujet, dans son histoire, mettant en échec la métaphore subjective, pour induire une lésion corporelle ?

Un blocage entre mythe et fantasme :

L'hypothèse de Perrier10, est qu'il y aurait dans le mythe de l'individu psychosomatisé, des éléments de contradictions au niveau de l'ordre signifiant, c'est à dire au niveau de la loi qui structure cet ordre signifiant: il y aurait une impossibilité, de par la loi, que « loi » s'accorde avec une vérité subjective. Ce qui ne permettrait pas que s'opère une articulation entre ce qui se rapporte au mythe et ce qui se rapporte au fantasme. Il y aurait un retournement impossible entre la structure signifiante du mythe et ce qui est support imaginaire du fantasme comme autre structure signifiante.

Je m'explique... Selon Perrier, le mythe concernerait le capital signifiant de chaque sujet. Cela se rapporterait à son histoire et à celle présente dans l'inconscient de ses géniteurs sur deux ou trois générations. Le mythe concernerait les discours rapportés, voir rapportés collectivement, ayant valeur pour un individu quant au sens de sa filiation. Et bien ça serait dans ce mythe où l'on retrouverait des points de cassure, des modes de dislocation, des aberrations, qui feraient du phénomène psychosomatique, non pas l'expression corporelle d'une névrose significative, mais bien la conséquence d'un déterminisme qui n'en passe justement pas par une possible névrotisation fantasmatisante. Perrier parle d'une contradiction dans la configuration inconsciente familiale d'un sujet. Une contradiction, c'est-à-dire, par exemple, qu'au nom même de la loi, quelque chose rend impossible au sujet d'appliquer la loi. Il y a là une contradiction qui fait que la loi, elle même, inscrit dans son propre discours qu'elle est inapplicable. Il y a un phénomène absurde dans le discours sur le mystère de l'origine de l'individu. C'est à dire dans ce qui cause le sujet, du fait de l'impact de la chaîne signifiante.

Ce discours sur l'origine fonde normalement un certain ordre du monde possible, au nom d'une présumé vérité. Mais dans le mécanisme psychosomatique, il y aurait une contradiction qui fait qu'il n'y a pas de vérité possible pour le sujet, pas d'accord possible entre la vérité, la foi du sujet et le destin qui est le sien. Ceci, à partir du fait qu'il est né d'une impossibilité d'accorder la loi à la vérité, au nom même de la loi. Il en ressort une impossibilité pour le sujet de s'appuyer sur sa propre histoire, une impossibilité de s'appuyer sur une structure qui normalement nous réfère à une éthique possible, c'est-à-dire à un ordre du monde possible, car l'ordre des lois édictées à l'intérieur de ce mythe le contredit en lui même.

Pour reprendre l'expression de Valabrega11, « le mythe ne peut pas se retourner en fantasme12.». Il y a impossibilité d'articulation pour le sujet, entre son mythe, qui fait loi, et son fantasme. Or, le fantasme a normalement fonction de subjectivation pour l'individu. Et bien chez le psychosomatisé, ce fantasme ne pourrait pas s'articuler à la loi de ses origines, du fait de cette loi elle-même.

Si certains auteurs expliquent le mécanisme psychosomatique par une carence fantasmatique, vous comprenez que pour Perrier13 cela ne se joue pas à ce niveau. Le problème ne se joue pas directement au niveau de la fantasmatisation possible, mais plutôt au niveau de l'articulation du fantasme avec le mythe d'origine du sujet. Il y aurait discorde, à partir d'une problématique contradictoire du mythe. Le corps serait alors chargé de prendre le relais de cet ordre impossible. A défaut d'un ordre qui tient, l'ordre biologique, en tant que désordre lésionnel, prendrait le relais.

C'est cela l'hypothèse de travail de Perrier quant à la psychosomatique14 : seul le corps réel viendrait à la place de tout ordre possible. La lésion devient le point d'ancrage du désir du sujet, d'un idéal du Moi, qu'il ne trouve ni dans son père, ni dans sa mère, ni dans le Pape, ni dans le bon Dieu, ni dans un dogme ou dans la loi.

Parce que la loi se démontre elle-même caduque au incapable de résoudre ses propres contradictions, le corps du sujet fait la loi, la loi de la maladie à la place d'une impossible vérité. Autrement dit, le corps du sujet devient le témoignage souffrant biologiquement, fonctionnellement ou lésionnellement, d'une logique malade du rapport du signifiant et du corporel.

Perrier ajoute que cela arrive chez des gens qui ont peu d'aptitude à devenir fou, car « n'est pas fou qui veut », dit-il en citant Lacan. Il ne reste alors, au sujet, que le corps pour tenir une raison d'être, de croire, ou de désirer.

Le corps viendrait à la place d'une impossible loi. Et tout autre ordre qui serait proposé secondairement, par exemple par des interprétations psychanalytiques sauvages, par des idéologies psychothérapeutiques, ou par une autre référence à quelque chose qui irait plus loin, peut éventuellement très vite décharger le corps de la lésion. Le corps était investie car il n'y avait plus que le corps à pouvoir, non pas parler, mais être le témoin d'un ordre humain impossible. La lésion qui ne prenait pas place dans une intentionnalité inconsciente du corps, mais parce que le corps était malade de signifiants contradictoires, et bien cette lésion, se retrouve déchargée. Pour peu que le sujet puisse se référer à un autre ordre lui permettant de ne plus confier à son seul corps l'impossible question de sa naissance, le corps peut se retrouver très vite déchargé. Ceci permet de comprendre pourquoi il suffit parfois de n'importe quelle explication plaquée, pour qu'une maladie psychosomatique disparaisse au moins un moment, ou pendant quelques années.

Différenciation entre conversion hystérique et version psychosomatique :

On comprend que le symptôme psychosomatique n'a rien à voir avec celui de la conversion hystérique. Ce n’est pas comme chez l'hystérique où le symptôme névrotique est une formation de l’inconscient, un chiffrage de sens à décrypter, ou à interpréter.

Pour Perrier le terme de conversion, qualifiant le « saut mystérieux du psychique dans le somatique » pour la névrose hystérique, est remplacé par le terme de "version", c'est-à-dire de la nécessité pour un sujet d'écrire dans le corps une langue inconnue de lui, et éventuellement intraduisible. Donc une version d'un dialecte dont il n'a pas le dictionnaire et que son corps ne parle pas à sa place, parce qu'il ne peut pas devenir parole, mais qui est quand même structure d'un ordre, d'un corps marqué par le principe du signifiant, sinon des significations.

Pour cette « marque de signification », Lacan parle plutôt de pétrification, c’est-à-dire de gélification localisée de la chaîne signifiante dans le corps. Ainsi, le signifiant perd son statut de support dans la dialectique du désir, il devient pur signe. C’est ce qu’illustre fort bien l’expérience de Pavlov. Lacan utilise aussi le terme d' « holophrase » pour qualifier le signifiant gelé dans le corps. Autrement dit, le signifiant holophrasé est un signe qui n’entre pas dans le système du sujet. Ce signe reste pour lui une énigme, qui, d’être en trop, peut engendrer par sa forme impérative une lésion en perturbant une fonction vitale du corps.

A l’occasion de sa conférence sur le symptôme en 197515, Lacan qualifie également les lésions psychosomatiques de « traces écrites sur le corps » : « Le corps se laisse aller à écrire quelque chose qui est de l’ordre du nombre » dit-il, comme un mode de chiffrage, qui ne passe pas par la significantisation de la lettre et du désir. La lésion est du côté du nombre, comme un comptage de la jouissance. Ce dont témoigneraient les lésions qui surgissent par poussées successives, comme des pulsations de jouissance qui se distinguent de la répétition signifiante.

Ce chiffrage se présente comme un sceau, un cartouche qui livre le nom propre en donnant ainsi au sujet une sorte d’identité corporelle, liée à la jouissance spécifique (souffrance) que comporte la lésion. Dans ces traces, il s’agit d’un chiffrage que Lacan conçoit comme « pas-à-lire » : traces inscrites mais pré signifiantes, non interprétables.

Mais alors, si on ne doit pas les lire, puisqu'elles ne sont pas à lire, que peut-on faire dans la pratique ?

Les moyens thérapeutiques :

Les moyens thérapeutiques mis en œuvre dans la psychosomatique sont loin de faire l’unanimité chez les thérapeutes spécialistes qui la rencontrent dans leur pratique.

La lésion, évoluant par poussées, peut disparaître sans la moindre intervention, comme elle est survenue, de sorte que parfois, on pourrait se dire qu'il vaut mieux se contenter de ne rien faire. Comme déjà évoqué, il n’est pas rare aussi, que l’on puisse en obtenir un certain amendement, par acupuncture, homéopathie, chiromancie, magie, relaxation, gymnastique, thalassothérapie, etc... Toutes ces pratiques permettent en fait un déconditionnement du corps, et mettent, sans le savoir, l'accent sur la causalité matérielle du signifiant, agissant de façon infraliminaire sur la jouissance corporelle. Ces pratiques permettent, d'une façon ou d'une autre, une certaine ouverture à l'autre (Autre), en passant par un ordre plus cohérent, rompant l’autarcie que représente la lésion. Le sujet peut s’en trouver apaisé.

La médecine est surtout requise par le patient quand la lésion est trop invalidante pour lui. Patrick Valas pose que dans tous les cas, le thérapeute doit s’assurer du discours médical afin d’exclure toute pathologie médicale connue. Le psychanalyste est souvent consulté après un long parcours magico-médico-psychologiquement décevant pour le sujet. Dans ce cas, la rémission peut être parfois obtenue dès les premiers entretiens. Ce qui peut s’expliquer dans la mesure où le transfert, liant l’analysant au sujet-supposé-savoir, libère quelque peu le sujet de l’emprise tyrannique de l’Autre, et de l'absurdité de l'ordre dans lequel il se trouvait. Mais cette rémission ne signifie pas guérison, et souvent, longtemps après ce qui est présenté comme un « miracle » de la relation « intersubjective », de nouvelles flambées ne sont pas rares.

Chez les analystes, François Perrier16 dénonce un risque classique : le risque de faire l'analyse de la maladie plutôt que l'analyse du sujet.

Risque de l'analyse de la maladie au détriment de l'analyse du sujet.

Risque de la « corporéomancie » : fixation d'une signification plaquée.

Perrier critique ce qu'il appelle une « corporéomancie ». « Corporéomancie » comme on dit chiromancie quand il s'agit de lire les lignes de la main. Il dénonce ainsi une pratique de lecture du corps, c'est à dire une façon de faire parler les organes, au nom d'un certains nombres de métaphores qui se réfèreraient, soit disant, à l'inconscient et à une anatomie, soit-disant, symbolique et imaginaire. Cela donne, selon lui, des « explications plaquées » à partir de la supposition erronée que la maladie aurait quelque chose à dire et qu'elle serait elle même langagière, donc substitut de l'inconscient, d'un conflit par exemple, ramené du coté du corporel in situ. Patrick Valas en donne deux exemples: tel thérapeute interprétant à son patient à propos de son hépatite, qu’il « a mal au foie parce qu’il a perdu la foi »; tel autre, au sujet d’un enfant d’origine antillaise qui avait des difficultés dans l’apprentissage de la lecture et qui présentait des taches de vitiligo, c'est à dire des taches pâles sur la peau. Il disait de lui : « il lit pas parce qu’il pâlit» !

Dans cette « corporéomancie », on va faire parler ce qui n'était pas là pour parler, à la manière d'un symptôme névrotique. On ne fait pas l'analyse d'un sujet mais celle de la maladie. Le problème est que si on fait parler quelque chose qui n'était pas là pour parler comme un symptôme névrotique, ça peut se mettre à parler une fois pour toutes! Si on colle une signification sur ce qui n'en avait pas, on ne pourra peut-être plus l'enlever une fois qu'elle sera là ; il restera une trace. Comme précédemment dit, concernant la disparition de la lésion, cela ne veut pas dire que ça n'est pas efficace en pratique17, mais le problème est que cela risque de fixer le mécanisme psychosomatique. Et puis aussi attention, si une explication plaquée peut avoir des effets momentanés d'amélioration de la maladie, cela peut aussi produire des effets de flambée des lésions, mais aussi des effets de fermeture de l’inconscient, pour un sujet devenu méfiant à force de subir des interprétations sauvages. Ce qui risque de rendre impossible toute entreprise analytique ultérieure.

Toujours par rapport à la critique de l'analyse de la maladie, Perrier18 signale une autre erreur : l'erreur, pour l'analyste de se lancer dans la recherche de spécificités propre à l'individu malade, par exemple concernant la localisation de la maladie, c'est à dire concernant tel ou tel organe plutôt qu'un autre. Cela revient finalement au même, il s'agit toujours de « corporéomancie ». Car si, au cours d'une véritable cure analytique, on peut trouver un certain nombre de signifiants singuliers propres à l'histoire du sujet ou à son nom, qui vont permettre de lui rendre raison de ce qu'il fait une maladie psychosomatique sur mesure, ou à la mesure de son inconscient à lui, et non pas de la théorie générale de l'inconscient, ce qui fait boussole dans la cure n'en reste pas moins la question du sujet, justement parce qu'il s'agit d'une psychanalyse, même si l'analyste se serre à la fois comme support et comme écran de la question de la psychosomatique pour faire l'analyse du sujet, et non pas de sa maladie. Une fois que l'analyse sera terminée, à supposer qu'elle soit réussie et que la maladie psychosomatique soit guérie, la spécificité du psychosomatique et du saut du psychique dans le somatique ne sera quand même pas évidente. Ce qui sera spécifique, c'est que ce sujet là se dira qu'en effet quelque chose le concernait singulièrement et électivement du fait des singularités de ses associations libres, de ses souvenirs, de son histoire, par rapport à la singularité de l'écoute ou de l'entendement de tel analyste par rapport à tel autre... Mais ceci pour l'analyse, et non pas pour la psychosomatique.

Finalement, et de manière plus générale, le risque de pratiquer la « corporéomancie » rejoint le risque d'aliéner l'analysant dans l'hypothèse psychosomatique du praticien.

Risque d'aliénation de l'analysant dans l'hypothèse psychosomatique du praticien :

Patrick Valas indique qu'en aliénant l'analysant dans son hypothèse psychosomatique, l'analyste risque de provoquer une confusion chez l'analysant entre sa maladie, son corps et son inconscient. A partir de l'hypothèse psychosomatique, l'analysant peut s'aliéner subjectivement dans la question qui fondera sa maladie, maladie qui aurait soi-disant un sens possible, virtuel, caché ou refoulé19.

Perrier le résume en disant que toute maladie n'est pas psychosomatique, mais que toute maladie peut être psychosomatisée si on pose l'hypothèse de la psychosomatique, quelle que soit l'affection : y compris une fracture de jambe – parce qu'elle peut représenter la castration et qu'on ne se casse pas la jambe à n'importe quel moment ; y compris un cancer évolutif – parce qu'après tout, rien ne dit que quelque chose ne favorise pas le cancer plus chez untel que chez un autre. Pourquoi pas ?

Lacan : Subjectivation de la lésion.

C'est le moment de dire que la formule de Lacan: « la guérison vient par surcroît » prend tout son relief quand il s'agit de cures où la question de l'affection somatique est en jeu. L'affection, en tant que symptôme, doit être laissée de côté. Le problème en pratique, se rencontre quand le sujet sait que c'est pour sa maladie et pour en guérir qu'il vient à la psychanalyse. Dans ce cas, même si l'analyste ne veut pas être guérisseur, il est quand même celui qui accepte de supporter l'enjeu d'une maladie somatique et de sa modification, de son aggravation ou de sa guérison, par rapport à son pouvoir d'interpréter, ou d'entendre, ou de rester présent à la question du désir inconscient, pendant tout le temps d'une analyse. Là, les visées et les objectifs de la cure sont, d'une certaine façon, pervertis par la question du corps, et plus spécialement du corps malade.

Ceci-dit, Lacan, maintient que la lésion puisse être subjectivée au cours d’une cure qui n’a pas à être entreprise selon d’autres modalités que celles qui lui sont imposées par les règles freudiennes.

Laisser au sujet la possibilité de donner sens à sa jouissance.

Le mouvement de subjectivation de la lésion, s’amorce au cours de la cure, à partir du moment où l'analysant, le plus souvent à son insu, parle de sa lésion dans les mêmes termes que de son angoisse, et souvent en alternance avec elle. La lésion n’étant pas un symptôme névrotique, il ne s’agit pas ici de manier l’équivoque signifiante en jouant sur sa part de non-sens pour la réduire. A suivre les indications de Lacan, comme la lésion n’est pas à lire (« pas-à-lire »), parce qu’elle est un écrit indéchiffrable, il convient de temporiser et de porter l’intervention ailleurs, afin de laisser au sujet la possibilité de donner sens à sa jouissance.

Comment faire ? Justement laisser dire le sujet, laisser aller de façon raisonnée le libre jeu de son angoisse20, de sorte que puisse se produire un écart, un flottement, par où le sujet a chance de sortir de ce point de pétrification, fixé qu’il est à la jouissance spécifique de sa lésion. Peu à peu, elle va prendre sens pour lui, par lui.

Il ne s'agit pas d'effectuer des interventions précise portant sur un signifiant causal, à supposer même qu’on puisse le repérer. On agit plutôt sur une constellation de signifiants, qui vont s’agencer selon l’ordonnancement d’une autre chaîne. Pas étonnant donc que la guérison puisse se passer à l’insu de l’analyste, et de l’analysant, pour n’être aperçue éventuellement que dans l’après-coup. Et puis, pour finir, en cas de rémission de la lésion, la question se pose toujours de savoir si elle a été obtenue à partir d’une symbolisation réussie dans une relance du procès de subjectivation, ou bien si, au contraire, elle est seulement le fait d’une prothèse imaginaire, bien venue ou de hasard dans une approximation de bon sens. Il sera toujours difficile de trancher en pratique.

Voilà ce que j'ai pu rassembler quant à la question de l'approche psychanalytique de la psychosomatique.

1Titre repris du séminaire de François Perrier : « les corps malades du signifiant, le corporel et l'analytique, séminaire 1971-1972 », In : La Chaussée d'Antin, Oeuvre psychanalytique I, Albin Michel, p.249.

2Texte élaboré à partir de l'intervention réalisée lors de la formation APERTURA « Crise et psychosomatique », du 17 avril 2015 à Strasbourg.

3J. Lacan, Mon enseignement, p.45, Seuil, 2005, dans la collection Paradoxes de Lacan, intitulé « Place, origine et fin de mon enseignement » (Conférence à Lyon en 1967 — transcription JAM) :

« ...Non pas pour réfuter le fameux parallélisme psycho-physique qui est, comme chacun sait, une foutaise depuis longtemps de montrée, mais pour suggérer que ce n’est pas entre le physique et le psychique que la coupure serait à faire, mais entre le psychique et le logique. »

Cette citation reprend ce qu’il avait dit dans son texte des Écrits : « Pour un congrès sur la sexualité féminine » en 1960, en ces termes :

« la distance ici gardée au réel peut soulever en effet la question de la coupure intéressée, - qui, si elle n’est pas à faire entre le somatique et le psychique solidaires, s’impose entre l’organisme et le sujet, » (pp.726-727).

4J. Lacan, Écrits : « Pour un congrès sur la sexualité féminine » en 1960.

5F. Perrier, les corps malades du signifiant, le corporel et l'analytique, séminaire 1971-1972, In : La Chaussée d'Antin, Oeuvre psychanalytique I, Albin Michel, p.249.

6J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 214. « La logique du fantasme », leçon du 15 novembre 1967. Séminaire inédit.

7Patrick Valas, La psychosomatique : Un fétiche pour les ignorants - (http://www.valas.fr/La-psychosomatique-Un-fetiche-pour-les-ignorants,)

8Bien entendu, il est exclu que l’animal puisse devenir un sujet, c’est-à-dire un être capable de se dérober au leurre de l’expérience en le démasquant.

9F. Perrier, les corps malades du signifiant, le corporel et l'analytique, séminaire 1971-1972, In : La Chaussée d'Antin, Oeuvre psychanalytique I, Albin Michel, p.398.

10F. Perrier, les corps malades du signifiant, le corporel et l'analytique, séminaire 1971-1972, In : La Chaussée d'Antin, Oeuvre psychanalytique I, Albin Michel, p.398-400.

11 Perrier reprend l'expression de Valabrega, mais pour dire autre chose, en réfutant la thèse de la « conversion psychosomatique » de Valabrega.

12Du côté du fantasme, il y a la libido, c'est-à-dire, dans ce champ imaginaire d'intra-réalité psychique du sujet, la possibilité d'une question sur les origines, sur la castration et sur la différence des sexes ; sur le désir et sur le plaisir, supports imaginaires du fantasme qui est le plan même où l'Économie libidinale narcissique va pouvoir jouer, pour permettre une coexistence possible entre être sujet, et désirer de jouir. Au besoin, cela peut se faire au nom de cet auto-érotisme que Perrier réfère à un auto-inceste, mais toujours à l'intérieur du statut signifiant narcissique du sujet, à partir du champ de narcissisation, dont ce sujet est né de par les désirs de ses géniteurs.

13F. Perrier, les corps malades du signifiant, le corporel et l'analytique, séminaire 1971-1972, In : La Chaussée d'Antin, Oeuvre psychanalytique I, Albin Michel, p. 407-409.

14F. Perrier, les corps malades du signifiant, le corporel et l'analytique, séminaire 1971-1972, In : La Chaussée d'Antin, Oeuvre psychanalytique I, Albin Michel, p. 402. (Perrier distingue, au passage, psychosomatique et somatisation. Dans la somatisation, il y aurait l'érotisation du corps, comme c'est le cas pour la conversion hystérique. C'est à dire que dans la somatisation, le corps ne serait pas uniquement le corps réel comme cela le serait dans la psychosomatique.)

15J. Lacan, « Le symptôme », Conférence à Genève, 1975, dans Le bloc-notes de la psychanalyse, no 5, Genève, ATARS, 1975 .

16F. Perrier, les corps malades du signifiant, le corporel et l'analytique, séminaire 1971-1972, In : La Chaussée d'Antin, Oeuvre psychanalytique I, Albin Michel, p.393.

17Concernant la disparition de la lésion, il y a un paradoxe apparent en pratique : il suffit parfois d'une bonne explication plaquée pour guérir un ulcéreux pendant 10 ans. Et à côté de ça, on verra quelqu'un faire une véritable analyse en profondeur, et non seulement ne pas guérir de ses symptômes somatiques, mais éventuellement les aggraver. Pour Perrier, c'est pour cela que tout analyste sait que quand on trouve certaines maladies somatiques dans l'anamnèse, il faut faire ce qu'on appelle une analyse prudente, et, en particulier, ne pas jouer sur le couple d'oppositions frustration gratification. Autrement dit, en gardant l’expérience de Pavlov en tête, je dirais qu'il faut particulièrement, dans ce genre de cas, faire en sorte que « ça ne presse pas trop fort » du côté de l'Autre.

18F. Perrier, les corps malades du signifiant, le corporel et l'analytique, séminaire 1971-1972, In : La Chaussée d'Antin, Oeuvre psychanalytique I, Albin Michel, p.396.

19Patrick Valas repère également certains thérapeutes qui délirent par leur hypothèse et qui s'attribuent tous les mérites : « grâce au traitement médical, le temps d’évolution des maladies peut être très long. Ce qui incite certains psychothérapeutes à s’en attribuer tout le mérite, pris ainsi dans le fantasme de toute-puissance du psychisme par démenti du réel de l’organisme. Cette remarque étant faite, ce n’est pas dire qu’un sujet, atteint d’un mal incurable, ne puisse bénéficier d’une cure psychanalytique. Elle lui permettra peut-être, en tant que sujet, d’affronter mieux l’irruption de ce réel qu’est sa maladie ».

20A ce titre Patrick Valas fait une remarque: laisser l’angoisse à son jeu veut dire aussi pas trop d’angoisse, ce qui implique de ne pas se priver de l’appui d’une intervention médicale, quand elle est nécessaire. La parole n’étant en aucun cas toute-puissante.

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